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Ces dernières années ont eu lieu en France de multiples manifestations judéo-catholiques ou judéo-chrétienne où le CRIF fut l’interlocuteur de l’Église
Je le revois à la résidence Jeanne Garnier à quelques jours, quelques heures peut-être de sa mort, quand, par saccades agitées, il me dit quelques mots qui resteront dans le secret de mon cœur.
Je vois à Birkenau sur la pelouse de ce qui avait été la Maison rouge où sa mère Gisèle avait probablement été gazée, le Cardinal, enfoncé dans sa méditation silencieuse, interminable et contagieuse, qui nous a tous amenés, la centaine de ceux qui avaient fait ce voyage avec lui, ceux qui y étaient habitués et ceux qui ne l’étaient pas, à réfléchir sur le sens à donner à notre existence.
Mais je l’entends aussi, le cardinal Lustiger, me demander avec une vraie gourmandise dans la voix, en utilisant le terme yiddish de « galerète », si ma mère accepterait de l’inviter pour manger un peu de pied de veau en gelée, nourriture, que selon mon expérience seul un juif polonais à douze quartiers de noblesse et d’ancienneté est capable de supporter. Le repas fut préparé par un originaire de Będzin, qui parla au cardinal de leur ville commune et du destin de sa communauté juive exterminée. Będzin est à 30 kilomètres à peine d’Auschwitz, mais tout près aussi de Wadowice, où était né Jan Paul II, détail qui n’avait certainement pas échappé au Pape quand il a nommé évêque d’Orléans ce curé qu’il ne connaissait pas, pas encore.
C’est Patrick Desbois, Patrick mon complice fraternel que j’ai rencontré près d’ici à Yad Vashem il y a une quinzaine d’années, qui me parla le premier d’un Mémorial pour le cardinal Lustiger en Israël. Le monastère d’Abu Gosh ne fut pas notre premier choix, mais il s’imposa vite comme une évidence. Comment n’y avions-nous pas pensé plus tôt ?
En Israël, le village est symbole de fraternité: une population musulmane en paix même aux moments les plus difficiles de la guerre de 1948, quand les combats faisaient rage autour d’ici. Un monastère assumant sa proximité avec les Juifs et les racines juives du christianisme. Une communauté monastique qui connaissait le cardinal Lustiger, et a adhéré avec un enthousiasme pour lequel nous leur sommes infiniment reconnaissants. Le Mémorial du Cardinal Lustiger appartient désormais aux moines d’Abu Gosh. Il ne saurait être en meilleures mains, dans ce lieu exceptionnel qui, de plus, est une terre française.
Les services officiels ont fortement soutenu ce projet: au ministère, M. Dubertrand ne nous a jamais ménagé son aide. Je salue M. l’Ambassadeur de France en Israël et M. le Consul Général à Jérusalem qui viennent tous deux d’inaugurer leurs fonctions. Que cette cérémonie soit un heureux présage pour le développement de celles-ci.
Quel bonheur que de voir ce Mémorial tel que nous l’avions désiré !
L’architecte, le Pr Zvi Efrat et son équipe ont compris ce que nous voulions et ne voulions pas, et ont travaillé avec une très grande sensibilité. Simplicité et naturel. Pas un monument, mais un lieu où le temps se déroule autrement pour qui veut se poser, regarder, écouter et méditer. L’eau qui coule est verte, car c’est ici sa couleur d’origine, les grenouilles, les oiseaux et les plantes viendront avec le temps apporter leurs images, leurs sons, leurs odeurs et leurs mouvements.
Le mémorial restera ainsi un lieu de vie et un lieu de réflexion.
Merci à Stéphanie, Henri, Roger, Anna, Catherine, Louis Marie et à tous ceux ont travaillé dans la discrétion et l’efficacité ; merci aux donateurs juifs et chrétiens, dont la plupart requièrent l’anonymat, qui se sont reconnus dans cette initiative et l’ont conduite à l’existence.
Merci bien sûr, à Mgr Vingt-Trois, lui qui fut si proche du cardinal, d’avoir porté ce projet avec nous, et au-delà, d’avoir préservé, renforcé et, je l’espère, perpétué, nos échanges naturels qui permettent d’éprouver notre fraternité au milieu des tourments du monde.
Merci aux amis de la CREC, la Commission des relations entre Juifs et chrétiens du CRIF, du collège des Bernardins où souffle l’esprit du cardinal Lustiger et de l’Amitié judéo-chrétienne de France qui porte haut sa glorieuse histoire.
Merci, bien sûr également au Grand Rabbin René Samuel Sirat, à qui nous souhaitons un prompt rétablissement et qui nous prouve par son exemple qu’il n’y a rien d’incompatible entre la pratique rigoureuse de nos préceptes et la profondeur de nos relations avec les chrétiens. Merci au Rabbin David Rosen, engagé depuis longtemps dans le dialogue judéo-chrétien.
Merci à Mgr Twal, Patriarche de Jérusalem et homme de paix, dont la présence ici a tellement de sens, ainsi qu’à tous les autres responsables religieux qui sont venus. Parmi eux, je vois avec bonheur Émile Shoufani de Nazareth, grâce à qui nous avions passé à Auschwitz une journée vraiment prophétique entre juifs, chrétiens et musulmans.
Merci à vous tous, qui êtes venus de près ou de loin, dans un cheminement personnel qui n’est pas qu’un déplacement touristique.
Jean Marie Lustiger fut un homme de conviction, qui ne reculait pas devant l’expression abrupte : je suis une provocation vivante, a-t-il dit dans son livre d’entretiens, « Le choix de Dieu ».
C’est au nom de cette franchise que je ne veux pas esquiver les polémiques sur la conversion et la judéité du cardinal Lustiger, aussi pénible que soit ce sujet pour les uns comme pour les autres. Mais les relations du cardinal avec les Juifs méritent mieux qu’une description saint-sulpicienne.
Dans provocation, il y a « vocation », cet appel intérieur auquel il a répondu à quatorze ans, à Pâques 1940, dans le transept sud de la cathédrale d’Orléans. Mais, si je puis dire, pour un Juif, cet appel interpelle.
Notre mémoire historique des convertis est lourde, Nicolas Donin à Paris en 1242, Pablo Cristiani à Barcelone vingt ans plus tard, c’est celle des disputes médiévales du Talmud où ils apportaient leur compétence technique au service de la persécution contre les Juifs, dans des controverses hypocrites au résultat connu d’avance. C’est aussi celle, plus tard, de ces hommes de bonne foi – reste à définir quand la foi est bonne- qui cherchaient à sauver les Juifs de l’enfer et n’hésitaient pas pour cela à briser des familles. Les convertis et les conversions suscitent dans les tréfonds de notre esprit des sentiments d’angoisse, parfois de trahison, et presque toujours de déperdition irréparable : c’est que le nombre de Juifs est minuscule et que, plus que jamais depuis la Shoah, nous sentons que nous devons préserver, pour le monde et pour nos pères, le « Cheerit Israël », le reste d’Israël, et cela, que nous soyons religieux ou profanes.
C’est ce qui explique la violence, parfois difficile à excuser, de certaines réactions contre le cardinal.
Puis le temps a passé, ces attaques se sont atténuées et la personne du cardinal Lustiger a été, on peut le dire, entourée par la majorité du monde juif d’une véritable affection.
Cela n’empêche pas que persistent des critiques et encore plus des regrets. « Ah, si seulement un homme de sa trempe avait persisté dans le chemin de ses pères… ».
Il est très difficile, mais je pense qu’il est indispensable, que chacun d’entre nous admette que nous devons accepter des décisions qui viennent du plus profond de la spiritualité intime et de la liberté des individus, à condition que ces décisions ne pèsent pas sur la liberté et la spiritualité des autres individus.
Mais le fait est là, pour le cardinal Lustiger, le temps du respect est enfin venu. Ce fut l’une de ses plus grandes victoires, l’une des moins connues. Jamais un converti n’avait suscité un sentiment pareil chez les Juifs, même si, en Israël, le père Daniel Rufeisen avait ouvert une brèche.
Il est vrai que le cardinal Lustiger avait de son côté accompli un travail exceptionnel vers la communauté juive ; il est vrai aussi qu’on avait fini par comprendre qu’il considérait sa conversion comme un engagement de vie personnel et qu’il ne cherchait pas, comme l’avaient dit ses détracteurs au début, à convertir les Juifs et à faire disparaître le judaïsme. « Soyez de bons Juifs, cela m’aidera à être un bon chrétien », disait le cardinal Decourtray. Aron Jean Marie Lustiger pouvait difficilement prononcer une telle phrase, mais la pérennité de la promesse faite aux Juifs traverse son œuvre.
Alors que, dans une première partie de sa vie de prêtre, il s’était gardé de toute prise de position publique sur les Juifs et que plus tard il avait laissé le cardinal Decourtray, de mémoire bénie, au premier rang, il est progressivement devenu un acteur majeur contre l’antisémitisme et pour le dialogue judéo-chrétien. C’est dans ce combat, où la partie politique prédominait sur la partie théologique, qu’il avait rencontré le CRIF, en particulier dans la personne de Theo Klein qui fut, avec Adi Steg et le rabbin Sirat, son partenaire dans la lutte contre un carmel à Auschwitz.
Ces dernières années ont eu lieu en France de multiples manifestations judéo-catholiques ou judéo-chrétienne où le CRIF fut l’interlocuteur de l’Église. Parmi elles, la déclaration dite de repentance de l’Église de France à Drancy le 30 septembre 1997, dans laquelle le cardinal Lustiger a joué, on le sait, un rôle majeur. Cette déclaration, exceptionnelle par sa netteté, a suivi de quatre ans la reconnaissance de l’État d’Israël par le Vatican, et dans cette histoire assez bouleversante des transformations judéo-catholiques après Vatican 2, le Pape Jean Paul II a été l’élément moteur. Dès le 17 novembre 1980, il avait dit à la communauté juive de Mayence que l’Ancienne alliance n’avait jamais été révoquée, mettant un terme à la théologie de la substitution. Et chacun savait la proximité de Jean Marie Lustiger avec le Pape. Si près de Jérusalem comment ne pas rappeler ici la visite de Jean Paul II il y a 13 ans, alors qu’on nous annonce la visite du Pape François pour l’année prochaine ?
Enfin, en dehors du domaine politique, comment ne pas rappeler ces rencontres judéo-catholiques de New York entre les rabbins et les évêques et cardinaux, organisées en partenariat avec le Congrès Juif Mondial ? Congrès Juif Mondial ici représenté par Mme Betty Ehrenberg, présidente actuelle de l’IJCIC.
J’ai eu le privilège d’assister à la première de ces rencontres: jamais je n’oublierai, car elle avait quelque chose de quasi-messianique, cette entrée des cardinaux en grand habit dans la grande salle d’études de la Yeshiva University au milieu des centaines d’étudiants penchés l’un en face de l’autre sur ces livres qu’ils commentent depuis des temps immémoriaux.
Ainsi pour le Cardinal au temps de la provocation avait succédé le temps du réenracinement.
Jean Marie Aron Lustiger, ancien poulbot parisien, fut au premier rang dans les combats de la cité. Il passe plutôt pour un cardinal des villes qu’un cardinal des champs. Mais cette extériorité n’aurait été qu’illusoire sans la flamme qui l’habitait. Je souhaite que l’eau qui coule dans ce jardin nous aide, chacun d’entre nous et suivant notre voie personnelle, à avancer dans notre navigation intérieure.
Richard Prasquier
Président du Fonds de Dotation pour le Mémorial du Cardinal Lustiger
Président d’Honneur du CRIF
23 octobre 2013