Le CRIF en action
|
Publié le 23 Janvier 2005

Discours de Madame Simone Veil le 23 janvier 2005 à l’inauguration du Mur des Noms du Mémorial de la Shoah

Chers amis,



Permettez moi, d’abord de vous remercier pour l’honneur que vous m’avez fait en me demandant de prendre la parole au nom de ceux dont les noms sont gravés ici.

J’ai souhaité voir ce mur avant de parler devant vous. Je craignais en effet que, trop bouleversée, il ne me soit pas possible de m’exprimer. Car ces noms sont ceux de vos parents, grands-parents, vos enfants, frères et sœurs, comme pour moi, ceux de mes parents, de ma sœur et de mon frère, de mes oncle et tante et de leur petit garçon, de tous ceux que nous avons aimés et qui nous entouraient de leur amour, leur tendresse et leur amitié, avant d’être assassinés dans des conditions abominables.

C’est donc seule que j’ai longé ce mur, et que, dans le silence, j’ai cherché, un à un, les noms de mon père, mon frère, puis, aux côtés du mien, les noms de ma sœur, et surtout celui de ma mère, l’être qui a pour moi été le plus cher au monde : ma mère, restée à nos côtés pendant toute la durée de l’épreuve, et grâce à laquelle, ma sœur et moi, avons trouvé la force de survivre. Jamais je n’oublierai ces derniers mois, ces « marches de la mort » qui nous ont conduites à Gleivitz, puis le transport dans un froid glacial à Dora et l’arrivée à Bergen Belsen où l’épuisement, la faim, et le typhus ont emporté ses dernières forces. C’est vers elles que vont mes pensées. C’est aussi vers ma sœur Denise, déportée Résistante à Ravensbrück, dont le nom ne figure pas sur ce mur, car c’est à elle et à Milou, rentrée avec moi, que je dois d’avoir repris goût à la vie.

Nous qui sommes là aujourd’hui, notre destin a été définitivement bouleversé par la Shoah. Nos familles ont été amputées, nos cœurs ont été mutilés, et c’est avec une intense émotion que nous découvrons ce Mur des Noms. Les noms de ceux qui sont revenus et avec lesquels nous avons noué des liens de fraternité et d’amitié d’une intensité particulière, mais surtout les noms de ceux dont il ne reste que le nom.

Etranges lettres gravées dans la pierre de Jérusalem, aussi familières que nos souvenirs, gravés au plus profond de nos cœurs et de nos pensées. Nos blessures intimes, ce Mur des Noms les garde dans le secret de sa pierre et les livres à ceux qui le longent. Nous y apercevons le visage des absents, et je pense, en particulier à la plupart d’entre vous, jeunes déportés ou enfants cachés, qui n’aviez plus personne, en 1945.

Ces pierres qui semblent silencieuses, lourdes de notre peine inconsolable, résonnent comme le fracas des trains à bestiaux remplis de déportés ; elles chuchotent comme chuchote dans nos mémoires la voix des nôtres, trop tôt disparus.

Nous étions français, belges ou polonais, d’autres étaient venus de Ruthénie, des Carpates, de Salonique, ou encore de Tunisie. Certains se sentaient profondément religieux, d’autres étaient athées. Mais nous avions en commun d’avoir été arrêtés en France parce que nous étions juifs, 76 000 Juifs, dont 11 000 enfants.

Comme tous les Juifs d’Europe, nous avions tous été persécutés ; nous devions tous être arrêtés, déportés, puis exterminés. Il était donc important que nous érigions ce mur en France, puisque c’est ici que nous avons été arrêtés. C’est ici que nous avons été discriminés, humiliés, internés, avant d’être déportés.

Il était important aussi que le Mur des noms voit le jour en plein cœur du Marais, ce quartier où les Juifs résident depuis près de neuf siècles. Tout le monde pourra désormais parcourir ce grand livre de pierre, se recueillir et méditer.

Il s’inscrit dans un ensemble plus vaste, le Mémorial de la Shoah, qui dans quelques jours sera inauguré par le Président de la République. Outre le Centre de Documentation Juive Contemporaine et le Mémorial du martyr Juif inconnu, il comporte aujourd’hui un musée de la Shoah, unique en Europe.

Je souhaite d’abord rendre hommage à tous ceux qui ont œuvré pour recueillir, conserver et transmettre l’histoire de la Shoah : les fondateurs, Isaac Schneerson, mais aussi Léon Poliakov, Joseph Billig, Georges Wellers.

Ces hommes ont, en effet, été des visionnaires, en initiant un travail d’archivage et de recueil de documentation, en pleine guerre, avec l’idée de témoigner mais aussi de demander justice quand la guerre serait finie. Ils ont été persévérants, collectant, conservant et classant des milliers de pièces d’archives, parfois même des archives qui auraient dû être détruites ou mises sous séquestre, comme le fichier anti-juif de la Gestapo, l’un des rares récupérés en Europe. Ils ont fait œuvre de pionniers, en défrichant des pans entiers de l’histoire de la Shoah, en mettant en lumière, avant même la fin de la guerre et le retour des déportés, les mécanismes de l’internement et de la déportation des Juifs de France et en publiant ensuite des travaux historiques majeurs.

Cette œuvre de mémoire s’inscrit aussi dans la lignée du travail qui a permis à Serge Klarsfeld de publier, dans le Mémorial de la Déportation des Juifs de France, en 1978, les listes et les convois de l’ensemble des Juifs déportés de France. Je n’oublie pas, pour ma part, l’émotion que j’ai alors ressentie. Le livre du Mémorial des Enfants, qui a rendu nom, adresse, et identité aux enfants déportés de France, publié en 1994 par Serge Klarsfeld et complété régulièrement depuis, a permis de montrer tous ces visages que l’on peut désormais découvrir dans l’exposition permanente du Mémorial de La Shoah où nous nous trouvons aujourd’hui.

Grâce à ces hommes et à leurs successeurs, le Mémorial de la Shoah, présidé par Eric de Rothschild, que je souhaite à nouveau remercier, dont je tiens à saluer l’action et la générosité, devient l’institution de référence, en France, en Europe et au plan international, comme l’Institut Yad Vashem à Jérusalem et le Musée de l’Holocauste à Washington.

Aussi je me réjouis que la Fondation pour la Mémoire de la Shoah que je préside, ait soutenu ce projet ambitieux, soutien qui se poursuivra.

Lieu de recherche et de connaissance, le Mémorial de la Shoah, illustre la fidélité au passé, mais aussi la volonté d’adapter au monde contemporain, les exigences de la mémoire collective et de l’histoire. Outre la transmission, cruciale pour nous tous, il s’est fixé pour mission, aussi bien la connaissance de l’histoire que la réflexion, le recueillement et la prière. Il réunit, en effet, sous un même toit des archives, une bibliothèque, un monument. Il fait revivre les traditions et nos passés respectifs, sans pour autant les couper de l’avenir.

Au moment où, nous, les derniers témoins de la Shoah, disparaissons les uns après les autres, le Mémorial, grâce au mur des noms, a pour vocation de pérenniser la mémoire.

Le temps n’est pas loin où disparaîtront les derniers témoins de cette époque maudite. Le temps viendra aussi où nos enfants et nos petits enfants, qui nous ont souvent interrogés, disparaîtront à leur tour. Certes, nous espérons que nos descendants, longtemps encore, se souviendront, comme les Juifs chassés d’Espagne et du Portugal ont su préserver la mémoire et la langue de leurs ancêtres.

Devant ce mur, passeront aussi des classes d’élèves, des jeunes dont beaucoup n’auront sans doute jamais entendu parler de la Shoah, à moins que l’école, comme elle le fait depuis quelques années, assume pleinement sa mission d’enseignement de l’histoire. En effet, la mémoire de la Shoah ne peut pas être seulement portée par les victimes et leurs descendants.

Parce que la Shoah a été le mal absolu, elle doit continuer à interpeller, tout à la fois la mémoire collective et la conscience de chacun. Ainsi, chaque passant ou visiteur doit comprendre qu’en exterminant les Juifs, c’est l’Humanité tout entière qui a été assassinée à Auschwitz, Maïdanek, Belzec, Buchenwald, Tréblinka ou Sobibor.

Le Mur des noms rend aux victimes de la Shoah une parcelle de l’identité qu’on leur a volée. Il leur confère la sépulture qu’ils n’ont pas eue, devant laquelle s’expriment la ferveur de notre recueillement et la fidélité de notre mémoire.