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Dès l'implosion de l'URSS en 1991, le magazine The Economist mais aussi nombre de chancelleries occidentales inquiètes de voir les anciennes républiques musulmanes soviétiques basculer en régimes théocratiques érigeaient la Turquie en «star de l'Islam». Dix ans plus tard, alors qu'il envahissait l'Irak, George Bush Jr invoquait le modèle turc pour le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord. Le modèle turc était alors crédité de bases démocratiques solides, d'un principe de laïcité unique dans le monde musulman et d'une économie de marché libre et fortement liée à l'Occident.
Le printemps arabe modifie la donne. Les leaders arabes eux-mêmes s'emparent du modèle. Les enquêtes montrent qu'entre 2010 et 2012 près de 60 % de l'opinion publique arabe croyait en ce modèle turc pour contribuer à une transformation positive du monde arabe. Cet engouement s'explique par les réussites spectaculaires de l'économie turque devenue la 16e plus performante au monde, et les réformes politiques qui ont très largement démocratisé le pays, le rendant même attrayant pour ses voisins. Que l'AKP au pouvoir, issu de l'Islam politique, ait initié des réformes fondamentales pour une profonde démocratisation des institutions renforce le crédit accordé au modèle turc. Enfin, les relations turco-européennes, cordiales dans les premières années du gouvernement AKP, ont également beaucoup attiré l'attention des pays voisins.
La popularité de la Turquie a aussi profité des succès en politique extérieure, pensée par le ministre des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, et fondée sur une stratégie du «zéro problèmes avec nos voisins». La Turquie a progressé sur tous ses différends. Au Liban, Ankara a entamé des pourparlers avec le Hezbollah autant qu'avec les leaders chrétiens et sunnites. Il en fut de même en Irak avec les communautés sunnites, chiites, kurdes et turkmènes depuis le début des années 2000. Des tensions plus anciennes avec la Syrie achoppant sur des revendications territoriales, le partage des eaux de l'Euphrate, et la question kurde ont peu à peu laissé place à des relations plus chaleureuses. Enfin, la critique ouverte d'Israël et le soutien d'Erdogan à la cause palestinienne ont galvanisé la rue arabe, alors même qu'ils font grincer des dents dans les cercles diplomatiques. Enfin, les printemps arabes profitant à des formations politiques proches de l'AKP semblaient confirmer le succès du modèle turc.
Ce climat de sympathie n'est plus. Deux événements majeurs ébrèchent le modèle turc. D'abord, les promesses de démocratisation ont fait long feu. Les révolutions pacifiques ont laissé place à des guerres civiles, luttes confessionnelles et changements de gouvernement violents et imprévisibles. La Turquie plutôt que de se poser en arbitre, s'est retrouvée partie prenante, surtout en Syrie. Présentée un temps comme la réussite de la nouvelle diplomatie turque, elle est désormais l'ennemie d'une guerre virtuelle non déclarée. Dans la pratique, tous les progrès relatifs à l'intégration régionale ont été anéantis. L'accord de libre-échange turco-syrien est suspendu depuis décembre 2011 ; celui avec le Liban n'est jamais entré en vigueur et les relations avec le gouvernement de Nouri al-Maliki en Irak se sont détériorées. Plus récemment, le nouveau régime en Égypte s'est dit enclin à réexaminer ses relations avec la Turquie, après qu'Erdogan a vertement critiqué l'intervention militaire et réaffirmé son soutien au camp pro-Morsi. La politique du «zéro problèmes avec nos voisins» fait désormais l'objet de sarcasmes et est raillée comme la politique du «zéro voisins sans problèmes».
Deuxièmement, la répression policière brutale de manifestations pacifistes en Turquie en juin 2013 et le dénigrement de cette expression populaire par le premier ministre turc mettent en doute les qualités fondamentales de la démocratie turque, et s'ajoutent aux manquements à la liberté de la presse et à la liberté d'expression. Ankara a échoué à régler la question kurde à un moment ironique de l'histoire où le premier ministre n'avait jamais été aussi proche d'y remédier. Le coup de grâce est venu de l'intransigeance d'Erdogan, refusant les critiques de la rue et campant sur une vision étroite de la démocratie majoritaire de plus en plus en porte-à-faux avec les diversités culturelle, ethnique, religieuse, sociale et politique qui caractérisent la société turque.
Le printemps arabe sonne-t-il définitivement le glas du modèle turc pour le Moyen-Orient? Péchant par autoritarisme, Erdogan compromet l'aura de son pays et de son gouvernement. Il met tout autant en danger la résolution de l'épineuse question kurde, le maintien de la croissance économique, l'attraction de la Turquie pour le tourisme, la formation d'une nouvelle génération capable de relever les défis de la mondialisation et surtout la résolution de la crise syrienne sans que cette dernière n'entraîne la Turquie dans sa chute. La seule alternative pour l'AKP est de revenir à une pratique moins exclusive de la démocratie, comme celle qui a caractérisé ses deux premiers mandats, pour que la Turquie recouvre tout son crédit en qualité de modèle de transition démocratique capable de concilier valeurs libérales avec le traditionalisme religieux d'une société conservatrice. Or, en l'état, la Turquie est en proie à l'instabilité et à une polarisation contagieuse qui risque de l'emporter dans la tourmente d'un printemps arabe à l'issue incertaine, au lieu de résister et constituer une source d'inspiration pour une démocratie pluraliste, consensuelle et tolérante.
*Respectivement Brookings et Carnegie Endowment.