Tribune
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Publié le 13 Février 2013

La guerre encourage-t-elle un certain laisser-aller journalistique ?

 

Par Jacques Oligano

 

Les lecteurs de la Newsletter savent que nous avons depuis longtemps considéré que le célèbre reportage sur la mort de l'enfant Al Dura le 30 septembre 2000, commenté par Charles Enderlin sur France 2, présentait trop d'invraisemblances "techniques" pour que l'on prenne pour argent comptant les conclusions du journaliste sur la responsabilité des Israéliens, puis sur la réalité même de la mort de l'enfant à la fin de la projection des images.

 

En France, le CRIF a soutenu que Philippe Karsenty était dans son rôle de citoyen en mettant ces invraisemblances en relief et nous avions longtemps espéré que la chaine de télévision nationale accepterait de se prêter à une analyse critique des documents disponibles. Ce ne fut pas le cas et nous avons pu ressentir la violence de l'animosité qu'une telle démarche suscitait. Dans cette levée de boucliers très générale, Mediapart ne fut pas en reste. C'est pourquoi nous sommes heureux de présenter, tiré de ce même site, ce texte  qui vient, partiellement au moins, à l'appui de ce qui fut toujours pour nous une recherche de vérité et non une attitude partisane.

 

Richard Prasquier

 

La guerre a beau être, selon un mot de l'écrivain futuriste Fillippo Tommaso Marinetti, la "seule hygiène du monde", il n'empêche qu'elle s'assimile assez souvent à un joyeux foutoir, une boucherie géante charriant des corps en lambeaux dans le désordre le plus complet. Hygiénique peut-être, c'est à voir, chaotique sûrement, il n'est pas permis d'en douter.

 

Ce désordre ambiant fait qu'il est parfois difficile de s'y retrouver, de collecter suffisamment de sources concordantes pour établir un fait. Les journalistes, censés éclairer leurs congénères sur la réalité des zones de conflit, participent dans certains cas de cette confusion générale, en oblitérant, tronquant, voire même créant les faits dans le sens qu'ils estiment le plus arrangeant. Ah bon ? Oui, ces petits ajustements de la réalité existent et, même s'ils sont rares, ont tendance à se manifester plus souvent en période de guerre.

 

L'exemple le plus connu est peut-être celui de la Révolution roumaine de 1989. Le renversement du régime de Nicolae Ceausescu est entouré d'un halot de mystère qui a fait germer nombre de fantasmes dans les cerveaux, sous l'impulsion de médias plutôt enclins à alimenter la machine à indignation.

 

On est ici en présence d'un paradoxe édifiant. Première révolution à être retransmise en direct sur les TV du monde entier, la révolte roumaine est aussi une de celles, dans l'histoire de l'humanité, dont les circonstances exactes nous restent les plus obscures. De là à affirmer que les médias ont ici participé d'une certaine désinformation, il n'y a qu'un pas, que nous ne franchirons pas, mais enfin c'est un doux euphémisme que de dire qu'ils n'ont pas aidé à clarifier les choses.

 

Ainsi, en décembre 1989, alors que la Révolution touche à sa fin, les télévisions françaises font état de centaines, puis de milliers de morts. C'est un peu la foire à l'empoigne, sinistre concours où le gagnant serait celui qui dénombre le plus de cadavres. À ce petit jeu, TF1 sort grand vainqueur : 70 000 morts dans les "charniers" de Timisoara. Pas mieux. La première chaîne de France ajoute même : « Ceausescu, atteint de leucémie, aurait eu besoin de changer son sang tous les mois. Des jeunes gens vidés de leur sang auraient été découverts dans la forêt des Carpates. Ceausescu vampire ? Comment y croire ? La rumeur avait annoncé des charniers. On les a trouvés à Timisoara. Et ce ne sont pas les derniers ». On tremble dans les chaumières.

 

Mais Libération, Le Monde, la Cinq et tant d'autres ne sont pas non plus en reste. Partout, on parle de boucherie, de charniers. La vérité, si elle reste atroce, est tout autre. On a en fait exhumé les corps du cimetière de la ville pour les présenter aux journalistes. Quant à savoir si ces derniers étaient au courant de la supercherie, difficile à dire. Il est en tout cas certain qu'ils n'ont pas manqué de monter "l'information" en épingle, d'exagérer les "faits". Pierre Bourdieu appellera ce phénomène d'amplification "la circulation circulaire de l'information". Jurisprudence était faite.

 

Dix ans plus tard, une autre affaire fait couler beaucoup d'encre. Carrefour de Netzarim, Bande de Gaza, 30 septembre 2000. Un père de famille palestinien courbe l'échine sur son fils pour tenter de le protéger des rafales israéliennes qui les prennent pour cibles. En vain. Le jeune Mohamed al-Dura, criblé de balles, n'en sortira pas vivant. Un caméraman est présent, immortalise la scène. Le reportage, commenté par Charles Enderlin, journaliste émérite, sera diffusé le soir même sur France 2, puis repris à l'international dans la même version. Une version montée qui laisse place au doute. Tant et si bien qu'un certain nombre de personnalités, Philippe Karsenty en tête, n'hésiteront pas à l'estimer monté de toutes pièces. Treize ans plus tard, au rythme des procès qui égrainent son parcours, ce dernier continue de relever dans les tribunaux les incohérences qui constellent ce petit reportage : incohérences balistiques, morphologiques, contradictions dans les heures, présentation du corps d'un autre enfant comme étant celui de Mohamed al-Dura à la morgue...

 

Pour Karsenty et ses soutiens, les conclusions s'imposent d'elles-mêmes : par souci de sensationnalisme, les journalistes présents ce jour-là au carrefour de Netzarim ont mis en scène un certain nombre d'exactions. Les Palestiniens, moins que des victimes, sont ici des figurants. D'autres vidéos tournées le même jour, où l'on voit certains d'entre eux, exposés aux tirs ennemis et donc susceptibles de se faire tuer d'un instant à l'autre, fumer des cigarettes et boire du jus d'orange comme si de rien n'était, tendent à attester cette version, même s'il est difficile de trancher dans un sens plutôt qu'un autre.

 

Que ce reportage soit factice ou non, il atteste une nouvelle fois de la difficulté de distinguer le vrai du faux en période de guerre. Cette complexité s'explique en fait assez facilement. Elle trouve sa justification à la jonction de deux motifs : celui, d'une part, d'infléchir l'information dans le sens de la victimisation du camp désigné comme souffre-douleur, pour susciter pitié et indignation chez le téléspectateur, d'autre part, de ramener de l'image, du contenu à tout prix. Dans la plupart des cas, ces images témoignent d'une réalité tangible, tant il est vrai que la guerre est avant tout un désastre humain. Tangible, mais pas toujours accessible pour les médias, danger oblige, d'où la tentation de palier ce manque par des constructions scénarisées.