Tribune
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Publié le 7 Février 2013

Un Français sur trois adhère à ses idées : le FN est-il devenu un parti comme les autres ?

 

Selon un sondage pour France Info/le Monde/Canal+ publié ce mercredi 6 février 2013, un Français sur trois adhère aux idées du FN et quasiment une moitié ne pense pas que le parti représente un danger pour la démocratie ... Marine Le Pen a-t-elle achevé la normalisation du Front national ?

 

Daoud Boughezala est journaliste, rédacteur en chef adjoint du journal Causeur. Jean-Yves Camus est chercheur associé à l'IRIS, il est un spécialiste reconnu des questions liées aux nationalismes européens et de l'extrême droite. Juif orthodoxe, il collabore à la revue Mishpacha (La Famille).

 

Atlantico : Selon un sondage pour France Info/Le Monde/Canal+, 32% de Français se disent "tout à fait" (6%) ou "assez" (26%) d'accord avec les idées du Front national, un chiffre en hausse d'un point sur un an. Par ailleurs, le parti d'extrême droite ne "représente un danger pour la démocratie" qu'aux yeux de 47% de sondés, passant pour la première fois sous la barre des 50%. Le FN de Jean-Marie Le Pen existe-t-il encore ?

 

Daoud Boughezala : Il faut disjoindre les deux sondages. Lionel Jospin, lui-même, a reconnu que le FN n’était pas un parti « fasciste », mais « xénophobe » et qu’il ne représentait pas un danger pour la démocratie. Pour ce qui est des « idées »  du FNL, la question est plus complexe, car il y a la réalité du parti et ce que les gens en perçoivent. C’est un parti qui a une tradition tribunitienne très longtemps incarnée par Jean-Marie Le Pen. Marine Le Pen tente de récupérer son potentiel protestataire tout en l’installant comme un parti potentiel de gouvernement. Mais son refus des alliances avec la droite parlementaire  montre bien toute l’ambiguïté du « Marinisme » qui fait du FN un parti protestataire institutionnalisé.

 

La question renvoie également à la fameuse stratégie de dédiabolisation. Là encore, il y a une ambigüité dans l’évolution du FN. Même si la présidentielle a permis l’arrivée de nouveaux militants «  mariniste », les structures du parti restent globalement les mêmes et les anciens militants sont toujours majoritaires. Il faut éviter deux écueils dans l’analyse du FN actuel. Le premier écueil serait de faire table rase du passé et de considérer que Marine Le Pen, arrivée en 2011, peut reconstruire le parti de A à Z. Le deuxième écueil serait de nier totalement la mutation qu’a tout de même initiée Marine Le Pen au sein du Front national. On ferait bien également de s’interroger sur la perception parfois caricaturale qu’on a du parti et de ses électeurs, comme l’on fait des gens aussi différents qu’Emmanuel Todd, Jean-François Kahn ou Philippe Cohen.

 

Jean-Yves Camus : Il existe toujours à l'intérieur du FN des gens, comme Bruno Gollnisch, qui souscrivent à une autre vision idéologique que Marine Le Pen. Pour autant, ils ne sont pas constitués en une faction ou une tendance. Il y a une incontestable évolution du Front national qui n'est plus le même parti que lors de sa création en 1972. Sa création s'inscrivait dans une tradition historique des extrêmes droites françaises. Mais les hommes et les formations politiques évoluent.

 

L'évolution du FN se situe néanmoins davantage dans les attitudes que dans les idées. Sur le plan programmatique, il n'y a pas de changement majeur. On parle désormais de priorité nationale plutôt que de préférence nationale. L'expression "inversion migratoire" n'est plus utilisée. Pour autant, sur le fond, l'idée qu'il faut accorder aux nationaux des droits supérieurs aux étrangers subsiste. L'idée qu'il faut sortir de l'Europe et revenir au Franc reste un marqueur fort. Marine Le Pen, contrairement à son père, ne fait plus référence à la Seconde Guerre mondiale, mais cela ne suffit pas pour parler de vraie révolution culturelle. Lorsque Gianfranco Fini a pris les rênes du MSI italien, il a véritablement décidé de changer le logiciel idéologique du parti. Davantage que la  normalisation du FN, ce sondage montre l'affaiblissement de l'opposition au FN. C'est un parti qui clive moins, mais qui suscite encore un important rejet.

 

Dans de nombreux pays européens, les partis populistes gouvernent avec les partis conservateurs traditionnels. Le FN est-il vraiment moins fréquentable que les autres partis populistes européens ? Est-ce la "marque" Le Pen qui continue de faire peur ?

 

Daoud Boughezala : Cette question soulève toute l’ambivalence de l’héritage de Jean-Marie Le Pen dans la vie politique française. Un héritage dont sa fille bénéficie, mais qu’elle subit également. Sans son nom, Marine Le Pen ne serait pas arrivée à la tête de ce parti et n’aurait pas été candidate à la présidentielle. En même temps, il s’agit aussi d’une limite qu’elle a tenté de gommer, notamment en condamnant toutes les dérives antisémites du passé.

 

Elle doit également gérer l’autre héritage de Jean-Marie Le Pen qui est le rapport totalement problématique au pouvoir. Comme l’écrit Philippe Cohen dans sa biographie, Jean-Marie Le Pen n’a jamais voulu arriver au pouvoir. D’ailleurs, cela a été la principale cause de la scission « Mégrétiste » en 1998. Bruno Mégret voulait moderniser l’appareil du parti et en faire un vrai parti de gouvernement allié à la droite parlementaire. Finalement, Marine Le Pen a habilement récupéré la stratégie « Mégrétiste » de normalisation de la fin des années 90.

 

Si on compare le FN aux autres partis populistes européens, c’est une spécificité de Jean-Marie Le Pen que d’avoir inconsciemment ou délibérément toujours rejeté le pouvoir. D’ailleurs, son fameux dérapage sur « le point détail de l’Histoire » intervient au moment où la droite parlementaire lui fait des appels du pied. Cette petite phrase a cassé tout processus de rapprochement.

 

Jean-Yves Camus : Contrairement aux autres partis européens, l'Histoire du Front national se rattache à la tradition d'extrême droite. C'est la différence fondamentale avec la Ligue du Nord en Italie ou le PVV de Geert Wilders en Hollande qui, eux, sont des partis de "droite radicalisée". C'est une différence de matrice qui pèse lourd dans les difficultés du Front national à être un parti entièrement normalisé. Le parti est constamment renvoyé à son appartenance matricielle. Le seul exemple de parti qui vient véritablement de la matrice d'extrême droite et même de la matrice fasciste et qui a réussi totalement sa mue, c'est l'Alliance nationale italienne de Gianfranco Fini. C'est lié à un contexte particulier et à l'intelligence politique d'un homme.

 

Est-ce que le Front national est un rameau de la droite patriote ? Il faut bien distinguer patriotisme et nationalisme. On peut parfaitement assumer une part de fierté nationale. En revanche, le nationalisme induit l'idée que quels que soient les torts de notre pays, il a toujours raison. Cela renvoie à l'attitude de la droite nationaliste durant l'affaire Dreyfus qui consistait à dire : " le problème n'est pas de savoir s'il est coupable ou innocent, mais de savoir s'il faut soutenir l'armée et les valeurs traditionnelles. "

 

Cela dit, le nombre de personnes favorables à des alliances entre le FN et l'UMP, au moins sur le plan local, est en constante progression. Il est intéressant de voir que les grandes villes sont plus rétives à ce type d'alliance que les villes de moins de 30 000 habitants et les communes périurbaines. Cette situation résout une difficulté majeure pour le Front national qui va concentrer ses efforts sur cette géographie électorale et essayer de rééditer le "coup" réalisé à Dreux en 1983. C'est grâce à l'alliance locale de Dreux que le FN a commencé à progresser.

 

Pourquoi continuer à diaboliser uniquement le Front national alors qu'une certaine "radicalisation" semble traverser tous les partis, de gauche comme de droite ?

 

Daoud Boughezala : Cette question rejoint  la problématique de la droitisation. Comme le montrent les sondages, il y a de vraies aspirations identitaires des Français qui ne sont plus ignorées par la majorité des courants politiques, à droite comme à gauche. On peut le voir notamment à travers la droite populaire et la gauche populaire. Sur les thèmes de l’immigration, de la sécurité ou de l’identité, la droite forte, qui est le courant majoritaire à l’UMP, fait des propositions parfois plus radicales que le FN. Plus personne au FN ne propose d’inscrire les racines chrétiennes de la France dans la constitution. En outre, la campagne de Marine Le Pen en 2012 était finalement moins axée sur le thème de l’immigration que celle de la droite parlementaire, ce qui a d’ailleurs valu à la candidate du FN des critiques de sa base.  La stratégie de diabolisation n'a pas fonctionné et a même été contre-productive puisque le FN n'a jamais cessé de progresser. Elle paraît d'autant plus inefficiente aujourd'hui qu'on est parfois à front renversé !

 

Jean-Yves Camus : Jean-Marie Le Pen concentre sur sa personne un quasi-monopole de la diabolisation. À tel point que dans les milieux hostiles au FN, on en venait à être dans une opposition de principe au parti sans regarder véritablement ce qu'il disait ou qu'il écrivait. Cela a eu pour conséquence la disparition du mouvement antifasciste qui s'est effondré après l'indignation morale suscitée par la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle en 2002.

 

Pour autant, on ne peut pas dire qu'il y a à l'UMP ou au PS des gens qui se sont singularisés par des prises de position sur l'inégalité des races ou par de petites phrases comme : " le génocide des juifs est un détail de l'Histoire". Si l'ostracisme touche principalement  le Front national, c'est parce que Jean-Marie Le Pen a commis l'erreur de faire des déclarations qui ont rendu impossible toute alliance de son parti avec la droite traditionnelle. Par ailleurs, ce n'est pas parce que le Front national a été longtemps ostracisé que les autres familles politiques ne peuvent pas un jour accoucher de quelque chose qui serait "un monstre".