Juifs et Musulmans : union sacrée à Berlin

Peu avant de monter sur la petite scène Kenan Kollat le président fédéral de la communauté turque d'Allemagne avait demandé au rabbin orthodoxe Ehrenberg s'il avait une kippa à lui prêter. Le rabbin berlinois souriant avait alors soulevé son chapeau à larges bords pour saisir sa propre kippa et la proposer à M. Kollat. Dès le début on s'inscrivait donc dans les symboles. La manifestation bon enfant n'en manqua pas.

Le rabbin Ehrenberg une fois sur la petite scène a lu un document lui signifiant une plainte pour avoir malgré la décision de justice de Cologne (interdisant la circoncision) appelé sa communauté à "continuer" à pratiquer ce rite. L'homme de foi dont la grande barbe blanche contrastait sur la sombre et digne tenue a ensuite soufflé dans un chofar** en expliquant qu'il s'agissait d'un "signal d'alarme".

"Est-ce que la circoncision nous a empêchés d'avoir des Prix Nobel? Est-ce que nous nous intéressons moins au sexe?"

Kenan Kollat coiffé donc de la kippa du rabbin a ensuite signifié sa solidarité en lançant à un auditoire majoritairement juif "nous ne vous laisserons pas seuls". Très applaudi par les quelque 400 personnes présentes, M. Kolat a laissé la parole au rabbin berlinois Ben-Chorin très engagé dans le dialogue interreligieux avec les chrétiens et dans le dialogue israélo-palestinien.

Le rabbin progressiste en costume de ville aussi petit que M. Ehrenberg est grand a su rapidement mettre les rieurs de son côté en se demandant à l'assistance ce que les autorités allemandes avaient subitement avec la circoncision et en prolongeant ses questionnements : "Est-ce que la circoncision nous a empêchés d'avoir des Prix Nobel? Est-ce que nous nous intéressons moins au sexe?" sous l'œil docte du rabbin Ehrenberg. Là aussi, salve d'applaudissements.

Plus jeune que les autres intervenants Özgür Özata, acteur, auteur et agent littéraire berlinois d'origine turque était visiblement très ému quand il a expliqué qu'il s'agissait de son "premier discours politique". Le rédacteur en chef du journal "berlinturk.de"*** de poursuivre: "le fait que juifs, musulmans et non-croyants nous soyons réunis ici est un signe positif".

Il avait oublié les chrétiens! Il y en avait pourtant bien lors de ce rare et assez informel rendez-vous interreligieux. Et il ne s'agissait pas nécessairement de catholiques égarés après l'office dans la cathédrale Sainte-Edwige sur la même Bebelplatz.

Wolfgang Thierse (photo), ancien président (SPD) du Bundestag et toujours vice-président arborait, lui aussi, une généreuse barbe blanche. Très impliqué dans la vie de l'Église catholique allemande, ancien dissident dans la R.D.A., M. Thierse a expliqué être là pour défendre "notre liberté et notre tolérance" et aussi parce qu'il était "contre le fait que le bien-être d'un enfant ne soit défini que médicalement". Le député faisant référence à la décision du Sénateur à la justice du Land de Berlin Thomas Heilmann (CDU) exigeant l'intervention d'un médecin pour une circoncision, mais aussi aux arguments de pédiatres anti-circoncision mettant en avant le bienêtre de l'enfant. Un autre Wolfgang, Wolfgang Klose, président du conseil diocésain de Berlin était aussi là pour "défendre la liberté religieuse".

Toutefois à voir le nombre de kippas et la teneur des pancartes et autres slogans, la majorité des personnes présentes semblait être juive. Interrogé par "La Gazette", sur la discrétion de la présence musulmane, M. Kolat a expliqué "qu'au départ il s'agissait d'une initiative venant d'organisations juives, nous nous y sommes ralliés dans un deuxième temps, c'est peut être pour ça". Quant à savoir s'il avait été difficile pour lui de se joindre à la manifestation, s'il y avait des membres de sa communauté lui ayant déconseillé de venir, il a assuré que tel n'avait pas été le cas.

La mobilisation sous bonne protection policière avait des airs de kermesse, ou plutôt de "judisch pride" tant les participants avaient multiplié les signes extérieurs de leur attachement à ce qui est une partie de leur identité ou parfois simplement de leur inquiétude face à ce débat inattendu ouvert depuis plusieurs semaines. Pancartes, t-shirts, mascottes, slogans chacun ou presque arborait à sa manière son avis sur la question. La présence de familles et de nombreux enfants portant parfois la kippa semblait surprendre les touristes de passage qui ne savaient peut-être pas tous que Berlin redevenu la première ville juive d'Allemagne abrite une communauté nombreuse et diverse.

Si le Rabbin Ehrenberg n'avait pas évoqué sa présence une semaine auparavant à Auschwitz on aurait presque pu oublier que la présence juive dans le pays ne peut relever de l'anodin. Ce rassemblement sous le soleil, à la fois paisible et grave intervenait dans un climat perturbé par deux récentes agressions antisémites dans la capitale.

Une fois redescendu du podium, M. Kolat a voulu rendre au rabbin Ehrenberg sa kippa. Celui-ci lui alors dit qu'il la lui offrait. Le représentant de la communauté turque en Allemagne en le remerciant, lui a alors confié : "Nous nous reverrons, nous avons beaucoup de choses à faire ensemble".

Notes :

* Le 10 mai 1933, un peu plus de trois mois après l'arrivée de Hitler au pouvoir a eu lieu sur la Bebelplatz qui s'appelait alors place de l'opéra (Opernplatz) l'autodafé de 20.000 livres « non allemands » volés dans les bibliothèques et les librairies par des membres de la SA et des groupes de jeunes nazis, sur l'instigation du ministre de la propagande, Joseph Goebbels. Celui-ci devait se rendre sur place le soir même à minuit afin de prononcer un discours sur l'émergence d'un "monde nouveau". En 1947 la place fut renommée en l'honneur du cofondateur du SPD, August Bebel (1840-1913). Aujourd'hui un monument (en forme de bibliothèque vide) creusé sous le pavé rappelle la triste soirée. Une plaque métallique au sol gravée d'un vers de Heinrich Heine évoque aussi l'autodafé: « Dort, wo man Bücher verbrennt, verbrennt man am Ende auch Menschen » (« Là où on brûle des livres, on finit par brûler des hommes »).

** Le chofar est un instrument de musique à vent (constitué d'une corne de bélier ou parfois de grand koudou) utilisé dans le rituel juif depuis l'Antiquité.

*** www.berlinturk.de