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Ce prix est né en 2008 d’une constatation de Vénus Khoury-Ghata, attachante personnalité parisienne des lettres arabes, elle-même récemment couronnée du Goncourt de la poésie : comme ses amies du prix Femina ne lisaient décidément pas de littérature arabe traduite en français, ni même celle d’auteurs arabes écrivant directement en français, elle eut l’idée de lancer un prix pour pallier cette carence. Son entregent dans le milieu littéraire étant aussi légendaire que ses pâtisseries orientales, elle eut vite fait de monter un jury avec des membres de l’Académie française et du Femina, des critiques et des écrivains. Puis elle trouva un mécénat généreux auprès du Conseil des ambassadeurs arabes à Paris, et le partenariat de l’Institut du monde arabe (IMA). Au fil des ans, le prestige des lauréats donna du crédit aux prix : Elias Khoury, Gamal Ghitany, Rachid Boudjedra… Jusqu’à la dernière réunion, tout allait bien. Le scrutin était assez serré. Le livre de Boualem Sansal l’emporta. On se doutait bien que cela ne plairait pas à un diplomate au moins, l’ambassadeur d’Algérie, mais c’était sans importance. La nouvelle fut annoncée au lauréat, qui vit à Boumerdès (ex-Rocher noir, près d’Alger), alors qu’il était sur le départ. Il n’en fut pas moins heureux et flatté. Quelques-uns le furent moins lorsqu’ils découvrirent peu après, dans de violents articles parus dans la presse arabe, qu’il s’était rendu en Israël à l’invitation de son éditeur et d’un festival littéraire israélien à Jérusalem (il s'en explique ici). Qu’il y avait donné des conférences, participé à des débats et répondu à des interviews avec le franc-parler, le courage et l’indépendance d’esprit qui le caractérisent, qu’il s’agisse de critiquer le régime algérien et le sort fait aux Palestiniens dans les territoires occupés, ou de dénoncer « le fascisme islamiste ». Comme l’avait fait avant lui en 1999 un membre du jury, Tahar Ben Jelloun. Aussi Elias Sanbar, ambassadeur de la Palestine à l’Unesco mais également poète et traducteur, et à ce titre membre du jury, fit-il aussitôt pression pour que le prix du Roman Arabe soit retiré à Sansal (ce qu'il dément aujourd'hui). Il n’avait pas soutenu son livre, mais Les Plumes du syrien d’origine kurde Salim Barakat publié par leur éditeur commun Actes Sud. Il mobilisa ses pairs du Conseil des ambassadeurs arabes. Scandalisés par le fait que Boualem Sansal ait osé serrer la main d’Israéliens et parlé avec eux chez eux, ce que le Hamas et le Hezbollah ont jugé « criminel » (alors que Sanbar fait partie, lui, de ceux qui rencontrent régulièrement des intellectuels israéliens, ce qui rend sa position d'autant plus étrange), ils convinrent donc de le « désinviter », de reporter la cérémonie prévue le 6 juin à l’IMA en prétextant « les événements actuels dans le monde arabe » et de faire voter à nouveau le jury. L’un de ses membres, Olivier Poivre d’Arvor, directeur de France-Culture lança aussitôt l’alerte en faisant savoir publiquement dans Libération qu’il démissionnait en signe de protestation. L’affaire était lancée. Impossible de l’étouffer.
Il y eut beaucoup de téléphonages entre jurés. Mardi dans l’après-midi, une réunion de crise se tint au domicile de Vénus Khoury-Ghata. Plusieurs écrivains (Paula Jacques, Hélé Béji, Robert Solé), partisans comme l’ensemble du jury de ne modifier en rien un vote qui s’était voulu strictement littéraire, se trouvaient à ses côtés face à Elias Sanbar, Mona Al Husseini, conseillère auprès de l’ambassade de Jordanie (qui entretient des relations diplomatiques avec Israël, un comble !) et au directeur de la Ligue arabe à Paris, représentant les mécènes. Ce fut houleux. Des cris, mais pas de coups. A la sortie, ils se séparèrent courtoisement, mais pour toujours. Toute autre réaction eut entrainé en son sein une cascade de démissions. « Aller en Israël, ce n’est tout de même pas aller en enfer ! s’indigne Vénus Khoury-Ghata. On n’a pas à subir de tels diktats. On a sauvé l’honneur et tant pis si on se retrouve mendiants et orgueilleux ». Albert Cossery eut apprécié. Boualem Sansal apprécie déjà : « Mais quel nom aura ce prix? Ne sera-t-il pas perçu comme un camouflet aux ambassadeurs arabes? Moi, je suis preneur de toute décision prise par le Jury, lui seul compte pour moi ». Celui-ci a donc repris sa liberté et lui remettra bien son prix pour Rue Darwin jeudi prochain lors d’un cocktail dans les salons de son éditeur Gallimard. Mais pas le chèque de 10 000 euros. Il est prévu d’y inviter des écrivains, des poètes et des critiques. Pas de diplomates.
Pierre Assouline