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85 % des femmes égyptiennes sont en effet victimes de violence sexuelle, d’après les estimations d’ONG et de l’ONU
La Revue Civique : Vous avez été victime d’un viol, qui est aussi, dites-vous, un terrible « phénomène de société » en Égypte.
Caroline Sinz : 85 % des femmes égyptiennes sont en effet victimes de violence sexuelle, d’après les estimations d’ONG et de l’ONU. Les violences sexuelles sont une arme utilisée contre beaucoup de femmes égyptiennes qui, la plupart du temps, ne déposent pas plainte. Autrement, elles sont écartées, bannies de leur famille. Les femmes endurent donc ces violences en silence. C’est terrible. La société égyptienne, et malheureusement bien d’autres au Moyen-Orient ou ailleurs, sont des sociétés où les femmes ont très peu de place, qu’il s’agisse de la politique ou même de beaucoup de secteurs et métiers qui leurs sont pratiquement inaccessibles. Il n’y a qu’une femme magistrate en Égypte, une poignée de femmes au Parlement… Les femmes ont été reléguées même si Hosni Moubarak était marié à une femme qui faisait beaucoup parler d’elle mais qui, en fait, réalisait peu de choses pour les femmes.
De là à imaginer ce qui s’est produit – le déchaînement brutal et public de la violence masculine, place Tahrir -, en tant que journaliste, auriez-vous pu penser que cela vous serait arrivé ?
Non. Même s’il y a eu un précédent. En février 2011, le jour de la chute de Moubarak, une reporter américaine qui travaillait pour CBS, Lara Logan, est arrivée place Tahrir. Elle avait autour d’elle six hommes, dont des gardes du corps, et malgré cela elle a été victime d’une agression et d’un viol collectif, où elle a failli perdre la vie. Car non seulement, comme dans mon cas, cette femme a été victime de viol mais aussi d’une tentative d’homicide : la foule cherche vraiment à vous tuer. Elle a été la première femme occidentale, blonde, journaliste de télévision, donc très visible, à être ainsi victime d’être ce qu’elle est, en faisant son métier.
Le lendemain, le même type d’agression est arrivé à une autre journaliste, qui à l’époque n’a rien dit et qui, suite à ma prise de parole, a déposé plainte pour viol : Sophie Rosenzweig, une consœur d’ARTE. Elle aussi a été victime de viol, en pleine journée sur la place Tahrir, le 12 février. Pour moi, cela s’est passé neuf mois plus tard, juste avant les élections égyptiennes, sur cette même place Tahrir, exactement selon le même procédé.
C’est-à-dire ?
Au départ, je faisais simplement mon métier de reporter sur ces jeunes qui manifestaient sur la place Tahrir, qui réclamaient encore la chute du pouvoir et se battaient depuis sept jours contre l’armée. C’était d’une violence extrême, jour et nuit les jeunes luttaient contre les forces de l’ordre et il y avait beaucoup de morts.
« Américaine ! Américaine ! »
La place était donc aux mains de jeunes et de moins jeunes, beaucoup d’hommes et très peu de femmes. Beaucoup moins qu’au moment de la révolution en février. Il y a donc eu une évolution sociologique de la population occupant cette place : avant et au moment de la chute de Moubarak, il y avait énormément de femmes qui campaient là. Ce qui ne veut pas dire qu’elles étaient protégées : malheureusement elles ont été nombreuses à être violées à ce moment là. Quand j’y suis retournée en novembre, la population avait évoluée, il y avait beaucoup de marginaux, de gens venus de la banlieue cairote, de jeunes supporters de foot qui se battaient, de gens très pauvres, très jeunes. J’étais en train de faire ce reportage lorsqu’ils ont commencé à me mettre les mains aux fesses. Et on m’a jetée, avec mon cameraman, au milieu de la foule. J’ai été emmenée, encerclée par des dizaines d’hommes, peut-être des centaines, qui m’ont séparée de mon cameraman, m’ont violentée, arraché les cheveux, criant « Américaine ! Américaine ! ». J’ai été ainsi, au milieu d’une foule en délire, violée des dizaines de fois par pénétration de doigts, on a essayé de m’étrangler avec mon foulard. Je suffoquais et j’ai cru que j’allais mourir. Je suis croyante, j’ai prié dans ce que je croyais être mes derniers instants. J’ai finalement été secourue par une chaîne de télévision égyptienne, Nile TV, qui était placée en hauteur d’un immeuble et qui a saisi un moment de mon agression. Ils ont compris que cela allait très mal finir et sont venus à mon secours. Ils ont réussi à m’extraire de cette foule avec énormément de difficultés. J’étais sauvée. Nous sommes trois femmes, trois journalistes de télé, toutes les trois blondes, à avoir subi la même chose dans la même année au même endroit. J’ai depuis découvert qu’un de mes agresseurs figurent également sur les dernières images de l’agression de Lara Logan. Soit c’est un hasard, soit cela veut dire que ce sont des groupes organisés, coutumiers du fait, et peut-être payés pour faire cela aux femmes occidentales et journalistes. Je suis visible en tant que journaliste TV. On a une caméra, un micro à la main, on voit qu’on est occidentale car on ne travaille pas voilée en Égypte, contrairement à l’Irak par exemple, on est juste habillée de façon sobre. Nous sommes donc très visibles, les gens qui s’attaquent à nous nous choisissent. Nous sommes des cibles. Je suis certaine que ce n’est pas du tout un hasard car le même jour où j’étais violée sur la place Tahrir, un confrère photographe d’une agence française a été roué de coups. Il a cru également que sa dernière heure était arrivée. Une autre journaliste américano-égyptienne a été emmenée par l’armée, a subi des attouchements sexuels et a eu les poignets cassés. C’est une façon de faire peur à la presse occidentale, de dire : « regardez ce que l’on peut vous faire ! » Certains Égyptiens n’ont pas du tout envie que l’on raconte ce qui se passe, ou alors ils ont envie que l’on en témoigne à leur façon. Les médias en Égypte sont sous cloche, encore aujourd’hui, il y a très peu de liberté d’expression et les femmes souffrent énormément. Celles qui se sont présentées aux dernières élections législatives ont eu énormément de mal à faire leur campagne. Les Frères Musulmans et les salafistes ont 70 % des sièges de l’Assemblée, et ces derniers refusent de représenter le visage d’une femme sur une affiche politique. Dans ce pays, on maltraite les femmes, des violences sexuelles s’exercent sur elles au vu et au su de tous sans qu’elles ne soient jamais défendues, ni par la justice, ni par la police, ni par l’armée, ni même par les gens autour d’elles. La presse n’y est pas libre, le pouvoir militaire et les mouvements extrémistes prennent de plus en plus de place. Bref, l’évolution en cours n’est pas du tout rassurante.
Vous avez été envoyée sur d’autres théâtres d’opération mais jamais vous n’aviez été victime d’un tel déchaînement…
Jamais. J’ai vécu des choses très dures en Irak avec la peur de l’enlèvement, j’ai été sous le feu, j’ai failli mourir dans l’hôtel Palestine puisque la chambre à côté de la mienne a été touchée en 2003 par le tir d’un char américain : deux confrères ont été tués et d’autres blessés. Il m’est arrivée des tas de choses mais jamais une agression sexuelle. Je regrette d’ailleurs qu’en France le viol reste si tabou. On a très peu parlé de l’agression subie par Lara Logan au Caire. J’ai lu des articles sur elle par l’AFP parce que j’y ai accès en tant que journaliste et dans la presse spécialisée féminine mais il n’y a pratiquement pas eu d’articles dans les quotidiens généralistes, à la télévision ou à la radio, médias grand public, cela a été un grand silence. Finalement une femme journaliste qui se fait violer, ce n’est pas considéré comme un évènement. Quand vous vous faites tirer dessus, tout le monde s’apitoie, il y a les méchants, les gentils et une blessure visible. Ce n’est pas le cas quand il y a viol.
« Une espèce de gène autour du viol »
Vous estimez qu’il y a une indifférence médiatique ?
Je ne parle pas d’indifférence médiatique. De nombreux confrères m’ont interviewé quand c’est arrivé. J’ai été invitée sur des plateaux de télévision. J’ai discuté avec des confrères et des consœurs. Les femmes sont beaucoup plus sensibles que les hommes, même dans nos sociétés dites évoluées et modernes, et même dans les milieux journalistiques où on devrait savoir qu’un viol, selon le code pénal, cela ne se commet pas seulement avec un pénis mais cela peut être avec des doigts, des objets, et que sans consentement, c’est bien entendu un viol, et quand il est commis en réunion, c’est un viol aggravé, donc un crime aggravé. Beaucoup l’ignorent ou relativisent, même dans une entreprise de presse, où on a pu dire qu’une femme ne peut pas être violée quand elle est debout et à moitié habillée… Il y a surtout une espèce de gêne autour du viol. J’ai discuté notamment avec mes consœurs américaines et canadiennes. En Amérique du Nord, les gens sont généralement beaucoup moins pudiques qu’en France quand il s’agit de violences faites aux femmes, ils sont directs, cash, on parle de ces choses et on soutient les victimes. Chez nous, c’est moins le cas.
Vous ne vous êtes pas sentie soutenue en France ?
Malheureusement quand ça m’est arrivé, le débat en France est tout de suite parti sur Reporters sans Frontière, dont le responsable a déclaré qu’il ne fallait envoyer aucune femme journaliste en Égypte. Le débat s’est alors déplacé autour de la question : doit-on envoyer des femmes sur des terrains difficiles ? Quand on est femme et grand reporter sur des terrains difficiles, on est forcément contre cette position parce qu’on s’est battu pour y arriver et que cela représenterait une vraie régression. Je connais le parcours du combattant d’une femme journaliste pour arriver à faire ce qu’elle veut et aller dans des endroits « réservés aux hommes » ou aux grands seigneurs de la guerre. Je me suis entendue dire « toi, tu es une femme, tu n’y connais rien en armes, tu n’y connais rien en guerre, qu’est-ce que tu viens faire là ? » Quand j’étais en Irak et que l’on a tiré sur la chambre à côté de la mienne, j’étais la seule télévision à filmer ce char américain qui nous tirait dessus : mes confrères, au début, ne me croyaient pas parce que j’étais une femme ! Heureusement, mes images le prouvaient.
Les femmes reporters de TV en zone dangereuse sont assez nombreuses. Pensez-vous qu’il peut réellement y avoir retour en arrière ?
Les femmes reporters se battent beaucoup et se sont beaucoup battues pour arriver là où elles sont. Elles n’abandonneront pas leur place comme cela aux hommes. Il y a d’ailleurs souvent plus de volontaires femmes. Et il y a souvent un directeur de rédaction ou de service pour dire « mais est-ce que tu es sûre que tu veux bien partir ? Tu as des enfants, astu bien réfléchi ? » On ne pose jamais la question aux hommes qui partent. Cet argument des enfants, notamment, n’est jamais utilisé pour un père.
« Un trop grand silence autour des violences »
Mais dans la polémique créée par le responsable de Reporter sans frontières, beaucoup de voix se sont élevées pour dire que les femmes étaient formidables, beaucoup d’hommes l’ont dit, dont les patrons de médias car on est quasiment dirigés que par des hommes dans les médias français ! Ainsi à France 3, il n’y a pas une femme au niveau direction de rédaction, chefs de service ou rédacteurs en chef. Sur le terrain, en revanche, elles sont nombreuses. Donc si on les trouve formidables, on ne les aide pas à évoluer et à progresser dans les hiérarchies.
Beaucoup de travail à faire donc pour l’égalité hommes-femmes dans les médias, censés être plus en phase et même en avance sur les courants de société ?
Les médias ne sont en fait ni mieux ni moins bien lotis que les autres secteurs de la société. En France c’est plus compliqué pour une femme de gravir les échelons et d’accéder aux postes d’autorité. Au niveau des salaires aussi les femmes sont en situation d’infériorité.
Après votre agression, vous avez porté plainte ? Mais pensez-vous vraiment qu’une enquête peut aboutir en Égypte ?
J’ai beaucoup de chance de vivre dans un pays démocratique avec des lois qui sont appliquées. Une enquête a été ouverte, une information judiciaire a été ouverte, un juge a été saisi. Nous verrons bien quel sera l’aboutissement. J’ai également reçu le soutien du Président de la République et je trouve bien d’être dans une démocratie qui est consciente des risques et qui peut défendre ces ressortissants. J’ai de la chance : j’aurais été Égyptienne, j’aurais été mise au ban de la société.
Vous avez reçu d’autres soutiens ?
Oui, notamment de François Hollande, Martine Aubry, beaucoup de personnalités, politiques ou non, de citoyens aussi. J’ai reçu beaucoup de lettres de téléspectateurs, cela m’a beau coup réconfortée. Beaucoup de femmes m’ont parlé et m’ont raconté qu’elles avaient elles-mêmes subi des violences sexuelles et beaucoup n’en ont jamais rien dit. Il y a un trop grand silence, qu’il faudrait briser, autour de ces violences.
Vous allez vous engager davantage dans la promotion et la cause des femmes ?
Dans ma vie, j’ai toujours été très sensible à cette cause. Cette année, je suis allée en Syrie, en Tunisie, en Égypte, en Lybie… Je voudrais à chaque fois faire un sujet sur les femmes parce que je pense qu’on mesure l’état d’un pays, ou d’une démocratie, à la place réservée aux femmes. Malheureusement, cela n’intéresse pas beaucoup. Comme pour mes propositions de sujets sur les Chrétiens en Orient, peu de rédactions souhaitent les diffuser.
Un tel évènement vous a forcément transformée. Quel est votre nouvelle vision des choses et de la vie après cette agression ?
Une vision pas forcément positive, en tout cas dans les premiers mois qui ont suivi. Je dois me reconstruire. J’ai développé une sensibilité à fleur de peau et je serai à l’avenir encore plus attentive aux femmes, aux blessures qu’elles peuvent avoir. Je pense que cela a aiguisé mon regard. Face à quelqu’un qui a une blessure intérieure, je la sens plus facilement car je suis moi-même plus fragile. Malheureusement, je suis aussi devenue extrêmement méfiante envers beaucoup de gens, et notamment envers les hommes. Il faut que je vive avec, et que je parvienne à dépasser cela.
Propos recueillis par Georges Léonard et Marie-Cécile Quentin.
(La Revue Civique 8, Printemps-Été 2012)