Dossier
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Publié le 26 Mars 2012

Syrie, pour qui sonne le glas ?

Par Renaud Girard.

 

Les Occidentaux sont-ils bien conscients de l'enjeu réel de ce qui se passe actuellement en Syrie? À en croire maints reportages télévisés diffusés sur les chaînes américaines ou européennes, les choses seraient simples. On aurait affaire au soulèvement d'une population éprise de liberté contre la dictature d'un clan monopolisant le pouvoir depuis plus de quarante ans. C'est en effet dans cet état d'esprit que la ville pauvre de Deraa a commencé le mouvement au mois de mars dernier, lorsque ses habitants sont sortis dans la rue pour protester contre d'injustifiables violences policières infligées à une quinzaine de ses enfants.

: les insurgés islamistes armés se rallient au mot d'ordre: «Al-alawî fî t-tâbout wa al-masîhî fî Bayrout» (l'alaouite dans le cercueil et le chrétien à Beyrouth)

S'il avait reconnu les torts de sa police, s'il s'était excusé auprès des familles, s'il avait obligé ses services de sécurité à rendre enfin des comptes au nom de la loi, le régime aurait pu éteindre l'incendie. Au lieu de cela, le président Bachar el-Assad s'en est pris à un fantasmatique «complot de l'étranger», a promis des réformes démocratiques sans les faire et a lâché la bride aux plus enragés de ses soldats. Sans le vouloir et sans même le voir, il a plongé son pays dans la classique spirale infernale: manifestation-répression, rébellion-plus de répression, insurrection- encore plus de répression. Voilà un homme qui n'était au départ pas tyran dans l'âme, mais qui, par inertie puis par maladresse, s'est retrouvé piégé par le système policier et tyrannique hérité de son père. Le problème des révolutions, c'est qu'elles suivent rarement la direction souhaitée par leurs militants de la première heure.

Aujourd'hui, l'enjeu en Syrie ne se résume plus à un bras de fer entre démocrates et dictature. Les armes circulent, la guerre civile a commencé. Du côté de l'opposition, les islamistes sunnites sont entrés dans la danse. Pour eux, l'heure de la revanche de Hama a sonné. En février 1982, sous la conduite d'une centaine d'officiers appartenant à la mouvance des Frères musulmans, la ville avait pris les armes contre le régime baasiste laïc. Sans tergiverser, le président Hafez el-Assad la fit bombarder à l'artillerie lourde. Le massacre fit au bas mot dix mille morts. L'islamisme était décapité pour une génération en Syrie.

La tragédie de Hama n'était pas arrivée par hasard. C'était la conclusion d'une tentative islamiste de prise de pouvoir en Syrie, par une mouvance sunnite armée, proche de celle qui, en Égypte, avait réussi à assassiner le président Sadate.

Pourquoi les chrétiens de Syrie (10% de la population) sont-ils aujourd'hui tous derrière Bachar? C'est parce qu'ils n'ont aucune envie de connaître le sort des chrétiens d'Irak, poussés à l'exode après que la «démocratie» y fut installée par l'invasion militaire américaine de 2003. Les chrétiens d'Irak ont appris à leurs dépens qu'on pouvait trouver pire que la dictature politique: l'anarchie. Et qu'on pouvait trouver encore pire: la guerre civile. Du temps de Saddam, les chrétiens, comme tous les autres Irakiens, étaient privés de liberté politique. Mais ils pouvaient pratiquer leur religion ouvertement et envoyer leurs enfants à l'école sans craindre pour leur sécurité. Ce n'est plus le cas dans le Bagdad d'aujourd'hui.

La dictature militaire du camp el-Assad, qui repose sur la minorité alaouite (sorte de dissidence du chiisme, 13% de la population) a toujours protégé les chrétiens, par une sorte de solidarité entre minorités. Autre minorité, les druzes sont aussi derrière le régime. Quant aux Kurdes, ils ne manifestent plus contre le gouvernement de Damas, depuis que Bachar a donné la nationalité à 600.000 d'entre eux, qui l'attendaient depuis trente ans.

Il ne faut pas se voiler la face. À Homs, c'est une guerre de religion qui a commencé. Il y a d'un côté les quartiers sunnites (encerclés par l'armée), et de l'autre les quartiers où vivent chrétiens et alaouites. Le reporter Gilles Jacquier est mort des suites d'un bombardement au mortier de ceux-ci par ceux-là.

En Syrie, les insurgés islamistes armés se rallient au mot d'ordre: «Al-alawî fî t-tâbout wa al-masîhî fî Bayrout» (l'alaouite dans le cercueil et le chrétien à Beyrouth). C'est regrettable, mais c'est comme ça.

Si demain le régime de Bachar s'effondrait, il ne fait guère de doute que ce sont les islamistes qui y prendraient le pouvoir. La vengeance contre les alaouites, les chrétiens et les druzes y serait terrible. La liberté religieuse serait balayée en Syrie. La démocratie est toujours fille de la réforme, de l'évolution lente, jamais de la révolution violente.

La chute du régime n'est cependant pas pour demain. L'armée -dont les officiers alaouites savent qu'ils se battent le dos au mur- n'est pas déliquescente. Damas et Alep, les deux plus grandes villes, sont restées calmes. Par peur du chaos, la bourgeoisie sunnite des affaires y reste loyale à Bachar. À l'extérieur, le régime jouit du soutien de deux puissants alliés, la Russie et l'Iran. Les voisins jordanien et irakien sont d'une bienveillante neutralité.

Est-ce à dire que le régime soit aimable? Assurément, il ne l'est pas. Mais avant de pousser au retrait du verrou social que représente cette dictature, avant de se lancer dans une politique de sanctions tous azimuts, les Occidentaux seraient bien avisés ne pas faire comme en Irak, et de prévoir les étapes suivantes, en ayant comme obsession le sort de la communauté chrétienne. Il est pour le moins paradoxal de voir la France légiférer sur un génocide de chrétiens commis il y a un siècle, mais se désintéresser du sort actuel des chrétiens du Levant.

Source : http://www.lefigaro.fr/mon-figaro/2012/01/27/10001-20120127ARTFIG00356-le-reel-enjeu-de-la-guerre-en-syrie.php