Tribune
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Publié le 23 Janvier 2012

Tunisiens, ne trahissez pas les nobles idéaux de votre révolution !

 

Par Hélé Béji, écrivaine

 

Tunisiens, vous vous êtes levés contre la tyrannie et l'injustice avec des coeurs vrais, vous étiez les Justes. Vous avez éclairé le monde de la flamme de votre dignité, vous étiez l'humanité. Vous avez fait retentir vos rues d'une clameur généreuse, vous étiez la fraternité. Vous avez ranimé le sens valeureux du prochain, vous étiez la bonté. Vous avez conquis l'estime de tous par votre panache, vous étiez la fierté. Vous avez souri par millions à vos visages divers, vous étiez la tolérance.

 

Le 5 janvier, à l'aéroport de Tunis-Carthage, vous n'avez été ni justes, ni fraternels, ni dignes, ni grands, ni bons, ni humains. En martelant de vos poings levés "Mort aux juifs !", pis encore "Tuer les juifs est un devoir !", vous avez offert le spectacle d'une phalange démente qui nous plonge dans la stupeur et l'affliction. Non seulement vous avez failli à votre oeuvre, mais vous avez outragé la cause palestinienne, en l'accablant de slogans aussi funestes que ceux de ses ennemis. Vous avez trahi le message de votre foi.

                                                                  

Quoi ? En l'espace de quelques mois à peine ? Votre nature pacifique est devenue fanatique ? En quelques mois vous avez changé de caractère ? Dans le monde des sentiments, ce sont quelques secondes. En quelques secondes, la morsure contagieuse de la méchanceté humaine vous a gagnés, la basse grégarité des pulsions racistes. Soudain, vos visages affables ont pris un aspect lugubre. Vos yeux clairs se sont tendus de noir. Vous êtes peu nombreux ?

 

Une infime minorité, me dit-on ? Peut-être, mais je ne veux pas le savoir, je m'en fiche. Vous avez rendu possible l'insoutenable, par la seule idée du meurtre collectif des juifs de Tunis. Cela suffit à nous avilir tous. Vous avez commencé à distiller un poison funèbre dans l'âme crédule d'un peuple débonnaire et bienveillant.

 

Je ne vous reconnais pas, Tunisiens, je ne vous reconnais plus. Vous avez glacé dans mes veines l'admiration que vous aviez fait naître, vous m'avez ôté le goût du pays natal, vous m'avez rendu indifférente à sa lumière, vous m'avez gâché l'image de votre héroïsme, vous avez éteint dans mon coeur la musique de la patrie. Etes-vous les mêmes, Tunisiens ? Etes-vous ceux-là qui criaient en choeur : "Musulmans, juifs, chrétiens, nous sommes tous tunisiens"?

 

Entre cette troupe joyeuse et l'autre, quelle ressemblance ? Qui êtes-vous, des humanistes ou des intégristes ? Lequel de ces portraits est le plus vrai ? Lequel des deux va l'emporter ? Vous avez fait la première révolution romantique du XXIe siècle, avec cet art inimitable de déjouer la violence par des moyens espiègles et tolérants, vous n'êtes pas tunisiens pour rien. Et maintenant vous voilà en train de glorifier la violence par des besognes obscures dont vous avez connu les tourments.

 

Victimes victorieuses

 

Vous avez fait tomber un régime, guidés par une inspiration plus haute que l'ethnie, que l'identité, que la religion, que la tribu. Vous vous étiez placés au-dessus du chauvinisme et des préjugés. Votre liberté s'était délivrée de l'identité. Ou plutôt, c'était ça votre identité, s'affranchir des derniers vestiges de la décolonisation. Vous n'avez pas fait votre révolution contre la culture occidentale, contre l'impérialisme, contre le sionisme, contre les infidèles, contre les juifs. Non. Vous vous êtes révoltés contre vous-mêmes.

 

Et maintenant que faites-vous ? Derrière le mur de la peur que vous avez brisé, vous dressez des sentinelles féroces, qui scandent des appels odieux. N'êtes-vous entrés dans le règne de la dignité que pour vous en rendre aussitôt indignes ? N'avez-vous embrassé l'égalité que pour mieux l'étouffer ? Avez-vous gravi les marches de la liberté pour la traquer sous les colonnes d'une meute ? Le despotisme, concentré en un seul, a quitté la tête du corps politique pour parcourir les nerfs de tout l'organisme, en lui imprimant des secousses effrayantes. Le mal était circonscrit, aujourd'hui, il court dans les ramifications de notre être, il est de la responsabilité de tous.

 

De deux choses l'une. Ou bien vous donnez à vos minorités un droit aussi sacré que le vôtre, et vous vous interdisez de leur infliger le sort de ces proscrits que vous étiez. Vous montrez alors que vos rêves n'ont pas porté en vain les espoirs de ceux qui, dans le monde, ont reconnu en vous leur conscience. Ou bien votre raison s'abandonne aux idolâtries du racisme, du sexisme et de la xénophobie, et vous ruinez votre morale sous les égarements les plus frustes de la société, dans une cacophonie primitive.

 

Je sais que les victimes victorieuses peuvent un jour passer du côté des bourreaux. C'est ce qu'on reproche aux Israéliens. Mais vous, ne vous laissez pas aveugler par la rage de revanche historique. Soyez à la hauteur des Lumières de votre révolution. N'endossez pas la peau de coupables en chasse d'innocents à avilir et à persécuter. Ne conduisez pas la révolution à l'envers, ni vos minorités en enfer. Vous qui avez connu la police, ne soyez pas ces commissaires du Ciel armés des sabres de l'inquisition et du châtiment pour épouvanter vos frères. Les journalistes, les universitaires, les femmes, les francophones, les juifs..., ça fait beaucoup de monde que vous prenez à partie, que vous dénoncez, agressez, frappez, molestez. Ça fait trop.

 

Rappelez-vous qu'il a suffi qu'un seul paria ambulant périsse pour que tous les Tunisiens renaissent. Maintenant il suffit qu'un seul juif tunisien soit insulté pour que nous en supportions tous l'injure, sans exception. L'offense est collective, la réponse est unanime : "Nous sommes tous des juifs tunisiens."

 

Hélé Béji est aussi l'auteure de "Nous, décolonisés" (Arléa, 2008) et d'"Islam Pride : derrière le voile" (Gallimard, 2011).

 

Photo : D.R.