Au bout du chemin, Alexandrie a perdu son phare. Youssef Chahine ne pourrait plus filmer plages et baigneuses aux jambes nues, amours cosmopolites et vie culturelle explosive. Dans la rue, les hommes exhibent un hématome noir, entretenu cinq fois par jour à l'heure de la prière, en se frappant le front sur le sol. Derrière eux, les femmes suivent, emmitouflées dans un voile islamique. Et le tramway jaune historique a désormais un wagon réservé aux voyageuses. Alexandrie est sous la coupe austère des Frères musulmans et, relayé par des milliers de puissants haut-parleurs, l'appel du Coran assourdit tout. Sid Hom, moustache blonde et yeux bleus, a le malheur d'être copte, du grec aiguptios, "égyptien", un descendant de pharaon évangélisé par saint Marc. Un chrétien sur deux en Orient est égyptien, copte-orthodoxe (95%), copte-catholique ou grec-orthodoxe. Leur nombre, 7 millions environ, est un secret d'Etat. Depuis 1980, l'article 2 de la Constitution stipule que "les principes islamiques constituent la principale source de la législation". Et du pouvoir. Impossible pour un intellectuel chrétien d'enseigner la langue arabe ou d'accéder à une haute fonction dans l'armée, la police, les universités, les ambassades ou les ministères. A 34 ans, Sid Hom est ouvrier-peintre. Adolescent, il aurait dû être footballeur professionnel. Le plus grand club de la ville remarque son talent, lui offre survêtement, sac de sport et bourse. Au moment de l'inscription définitive, il donne son nom : "Tu es chrétien ? - Oui. - Ah ! Désolé." Dans son immeuble populaire, il n'a pas d'amis. Les voisins musulmans ne lui serrent jamais la main. Ils lui reprochent d'étendre son linge à la fenêtre, toutes ces gouttes d'eau chrétienne qui "souillent" l'immeuble ! Sid Hom a dû s'endetter pour acheter une voiture à sa femme, elle ne pouvait plus marcher sans voile dans la rue sans se faire tripoter ou cracher dessus. Son fils Jean, 8 ans, est revenu en pleurs de l'école. La maîtresse, tout en burqa noire, le forçait à psalmodier le Coran. Et quand un fonctionnaire pernicieux islamise son nom, il faut à Sid des semaines de démarches humiliantes pour faire rectifier l'orthographe. "Etre chrétien, ici, c'est porter un virus, avoir la peste !"
Emeutes, massacres et ségrégation
Sami aussi n'en peut plus. Il est né à Khedela, quartier aux rues de terre battue désormais investi par les salafistes. Son père vendait du tissu, lui négocie des télés posées à même le sol d'un magasin poussiéreux, éclairé par trois néons mourants. L'église est à deux pas. Devant l'impossibilité de construire, les fidèles coptes ont restauré le vieil édifice. Comme toujours, face à l'église, une mosquée est aussitôt sortie de terre, a grandi, jusqu'à dépasser la croix des chrétiens. Et les imams ont braqué huit haut-parleurs énormes dont l'un en direction du magasin de Sami. A l'heure de la prière, on ne communique plus que par signes. Ici, les prêches antichrétiens sont violents. C'est à la sortie de l'un d'eux que le vendeur de sandwichs du quartier s'est jeté sur Sami, lui a cassé une cruche en argile sur la tête, avant de lui planter quatre fois son couteau dans les flancs et le dos. La police a dit que Sami avait voulu le convertir ! Et le vendeur de sandwichs, libéré, a repris sa place au coin de la rue. Sami aimerait partir mais pas vers Le Caire. A Gizeh, dans le quartier des grandes pyramides grassement irrigué par des millions de touristes des pays de la croix, il est pratiquement impossible d'ériger une église. Les coptes locaux ont voulu bâtir un centre culturel, puis l'ont surmonté d'un crucifix. Scandale ! Quand les bulldozers de la police sont arrivés, 3.000 chrétiens les ont affrontés à coups de barre de fer, de pierres et de cocktails Molotov. "Avec notre sang, avec notre âme, nous sommes prêts à sacrifier nos vies pour la croix." Bilan : un jeune manifestant tué par balle, 35 blessés et 110 coptes arrêtés, mais les bulldozers ont reculé. Un siècle plus tôt, les carmélites adeptes du silence ont installé un couvent dans la banlieue du Caire. Les religieuses, cernées par l'urbanisation et les haut-parleurs des minarets, ont choisi de s'exiler dans le désert en Haute-Egypte. Quelques mois plus tard, face au couvent, une immense mosquée sortait de terre, équipée de baffles puissants. Une église, un voile, une dispute et tout peut dégénérer en bain de sang. En 2001, à Kocheh, 21 villageois coptes sont massacrés ; en janvier 2010, à Nag Hammadi, dans le sud du pays, six chrétiens sont mitraillés à la sortie de la messe. Et il a suffi de l'affaire de deux jeunes femmes coptes, Camélia et Wafa, en rupture avec leurs époux, pour secouer toute la société. Les islamistes assurent que les deux femmes, converties à l'islam, sont séquestrées par les chrétiens. Un minable fait-divers ? Non. Ayman al-Zahawiri, idéologue égyptien reconnu, a appelé à sauver les "soeurs détenues dans les salles de torture souterraines des couvents, sous protection du pouvoir américano-croisé" ! Et c'est au nom de la libération des soeurs égyptiennes, Camélia et Wafa, que les terroristes irakiens d'Al-Qaida feront sauter la cathédrale de Bagdad. Fuir... Ah ! oui, Sami aimerait partir ! Comme tous les autres. Depuis 2001, 1,5 million de Coptes ont quitté l'Egypte, pays de leurs ancêtres pharaons.
(Article de Jean-Paul Mari, journaliste au Nouvel Observateur, publié le 23 décembre 2010 et remis en ligne par l’hebdomadaire le 10 octobre 2011)
Photo: D.R.
Source : nouvelobs.com