Le CRIF en action
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Publié le 10 Octobre 2011

«Si je ne suis pas pour moi, qui le sera?»

Extraits significatifs du discours prononcé par le président du CRIF Richard Prasquier au Palais des Congrès, lors du service organisé à Kippour par l'ULIF.




Nous devons faire vivre cette phrase célèbre du Pirke Avot, et ne pas la laisser se momifier avec ses deux injonctions : N’oublions pas « Si je ne suis pas pour moi, qui le sera ? », et sachons nous défendre quand nous sommes attaqués, mais n’oublions pas non plus la deuxième partie « Mais si je ne suis que pour moi, alors qui suis-je ? » et comprenons que le centrement exclusif sur soi-même et sur son groupe n’est pas un projet valable d’humanité.
Tenir cet équilibre, c’est marcher sur un fil étroit, et il y a des moments où la lutte pour soi prend le pas sur l’exigence par rapport à autrui. Mais n’oublions jamais qu’être un bon Juif, c’est être un juif lucide et un juif lucide ne peut pas être un juif borgne.
Mais voilà. Défendre ce judaïsme-là exige une implication personnelle. Ce judaïsme-là exige du temps. Du temps pour étudier, pour connaître les richesses de la tradition, celles de la langue ou celles de l’histoire, du temps pour participer aux projets collectifs, du temps pour agir dans le domaine communautaire social ou éducatif, du temps enfin pour intervenir autrement que de façon velléitaire dans le débat politique et idéologique.
Or nous avons d’excellentes raisons de ne pas avoir le temps, et d’abord parce que nous vivons dans un monde où de fascinantes machines créées pour nous faire gagner du temps sont devenues en vérité maîtresses de notre temps. Au point que des sociologues développent l’idée d’un Shabbat technologique où on refuserait d’utiliser portables, tablettes, ordinateur ou télévision, de façon à recréer du lien et du sens avec ce qui nous importe, et ceux qui nous importent. Le Shabbat est là, cet apport majeur du judaïsme à l’humanité, cette revendication à ne pas nous laisser engloutir, quelles que soient les difficultés, par les réquisitions de la vie matérielle et cette volonté de nous ouvrir à la transcendance, une transcendance qui commence ici-bas, avec autrui, l’autrui qui peut-être le plus proche ou bien le plus lointain de nous. Vous tous qui avez arrêté votre travail, fermé vos entreprises, pour passer la journée ici, la question de la transcendance ne vous est pas complètement étrangère…
Soit les pratiques rituelles rythment en détail les instants de la vie avec le risque d’automatisme et d’enfermement auquel il est difficile d’échapper sinon par une volonté sincère, et il y a beaucoup de volontés de façade, de maintenir l’empathie avec l’extérieur. Soit ces pratiques sont plus souples, peut-être trop souples, et c’est alors le risque d’engloutissement dans une société dans laquelle nous et plus encore nos enfants ne saurons plus apporter la valeur ajoutée de notre tradition, comme l’écrit Franz Kafka dans sa magnifique et terrible « lettre au père » dont Jean François Bensahel a admirablement parlé hier.
Refusons de nous laisser enfermer, mais refusons aussi de nous laisser engloutir.
Certains prétendent que je comme Président du CRIF, je devrais me limiter à l’antisémitisme en France. Que ce n’est pas à moi de parler du judaïsme parce que c’est une religion, ni de prendre position sur Israël parce que ce n’est pas mon pays. Certaines de ces critiques sont sur Internet d’une violence qui ne mérite qu’un haussement d’épaule ou un dépôt de plainte, mais d’autres sont bien venues et méritent réflexion.
L’avenir de la communauté juive de France est une préoccupation de tous. Nous en traiterons dans une journée du Crif le dimanche 20 novembre à laquelle je vous recommande de vous inscrire ainsi qu’à la soirée préalable réservée à la génération des 30/45 ans. Quoi qu’on pense du mot « communauté » et je n’en connais pas de plus adéquat dans la langue française, l’idée que je m’en fais est qu’elle ne se limite pas une pratique religieuse, même si la pratique religieuse y joue un rôle particulièrement important. N’oublions pas qu’une grande partie des français juifs, qui se ressentent tout à fait juifs, ne vont même pas à la synagogue à Kippour. Spinoza a peut-être été le premier de ces Juifs que l’éloignement de la synagogue n’a pas poussé dans les bras de l’Eglise : il est devenu le premier Juif laïque. Depuis lors, il y en a eu beaucoup, en commençant pas l’admirateur de Spinoza qu’était David Ben Gourion.
L’histoire commune, les traditions religieuses communes, la culture commune, les persécutions communes et la création d’un Etat d’Israël comme refuge commun et comme aventure humaine commune ont été les briques successives, certaines particulièrement solides, de la construction du peuple juif. Ce peuple juif si ancien, dont je sens profondément faire partie, a aujourd’hui un Etat jeune, l’Etat d’Israël. Et je pense que le peuple palestinien, qui est lui, un peuple très récent, qui n’existait pas longtemps après 1948, puisque ses voisins arabes avaient annexé ses territoires plutôt que de créer eux-mêmes la Palestine, devrait aussi avoir son Etat. La Palestine, Etat du peuple palestinien suppose évidemment Israël Etat du peuple juif. Tant que les gouvernants palestiniens refuseront de reconnaître, cette réciprocité, cela signifie qu’ils continueront d’espérer que le droit au retour des descendants des réfugiés palestiniens pourra bouleverser l’équilibre démographique. Cela signifie en clair l’espoir de la disparition de la représentation étatique du peuple juif. Nous ne pouvons pas l’admettre. Nul ne devrait avoir le droit de programmer le suicide d’autrui. C’est le sens nos récentes prises de position. Je pense qu’elles sont parfaitement dans la ligne du Pirke Avoth.
Je suis fier de la contribution du peuple juif à la grandeur de mon pays, c’est-à-dire la France, contribution que le Président de la République a soulignée avec émotion dans son dernier discours au diner du CRIF.
Je suis fier aussi du choix d’un israélien pour le Nobel de chimie de cette année. Je suis moins fier, et pour tout dire furieux, de la caricature qu’en a présentée une émission satirique bien connue comme le Prix reçu par un homme qui a réduit la Palestine dans un sac poubelle. Mais, tout en restant vigilants sur les restrictions légales et notamment la loi Gayssot, nous n’allons pas protester, et encore moins réclamer la censure: dans le pays de Voltaire l’humour est un ingrédient essentiel de la liberté démocratique, et dans une attaque d’une telle bassesse, le mépris est la meilleure arme.
En revanche, je ne veux pas me taire quand une émission dite d’information sur le conflit israélo-palestinien fasse sur une chaine publique la promotion unilatérale et perversement biaisée d’une seule position, celle, bien entendu, qui accable Israël.
Il s’agit là de la captation militante d’une position de monopole dans l’information politique. La liberté d’expression ne peut pas devenir la liberté ne diffuser qu’une seule narration et de la prétendre objective. C’est l’essence même de la démocratie qui est en danger. Ce danger est hypocrite et subreptice, il se couvre des bons sentiments de l’aide aux faibles et aux opprimés. Mais il est porté par des hommes qui au nom de leur vérité rejettent le débat et la pluralité des opinions, des hommes dont l’apparente générosité cache un sectarisme implacable. Il est important que, pour le maintien des valeurs qui nous réunissent dans la République, les citoyens que nous sommes disent eux aussi qu’ils en ont assez.
Photo (pour illustration) : © 2011 Alain Azria