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Publié le 20 Septembre 2011

Le mot Shoah a acquis droit de cité dans la conscience des Français, par Serge Klarsfeld

Ce texte est publié dans la rubrique Tribunes Libres réservée aux commentaires issus de la presse. Les auteurs expriment ici leurs propres positions, qui peuvent être différentes de celles du CRIF.




Claude Lanzmann et son film ont réussi le tour de force de faire entrer le sort terrible réservé aux juifs pendant la seconde guerre mondiale dans un seul mot hébreu - Shoah - devenu grâce à eux un nom propre international.



Jusque-là il fallait user de plusieurs mots pour caractériser ce sort : le "génocide juif" qui pouvait signifier aussi un génocide commis par les juifs puisqu’on utilisait également les mots "génocide nazi" qui par ellipse désignaient le génocide commis par les nazis contre les juifs. Quant au mot "holocauste", il signifiait le contraire de ce que les juifs avaient subi puisqu’ils n’avaient pas choisi d’être sacrifiés.



En anglais, le même mot mais avec une majuscule a fini par avoir la même signification que le mot "Shoah" tout en conservant son origine inappropriée.



La Fondation pour la mémoire de la Shoah a été créée par le gouvernement français répondant à une proposition de la commission Mattéoli. Le Mémorial du martyr juif inconnu à Paris a pris le nom de Mémorial de la Shoah. Présidents de la République, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy n’ont pas hésité à se servir à plusieurs reprises du mot "Shoah" pour évoquer la tragédie endurée par les juifs sous l’oppression nazie.



Le mot "Shoah" est devenu un nom propre impliquant l’unicité du traitement criminel appliqué aux juifs pendant la période hitlérienne. Les nazis ont utilisé le mot "Endlösung", "solution finale" ; dans leur langage bureaucratique, cette solution finale de la question juive signifiait la mise à mort des juifs mais permettait aussi de se dissimiler derrière une solution pacifique, telle que l’enfermement dans une réserve en Pologne. Aujourd’hui encore, on se sert en Allemagne de ce mot même si le Mémorial de la Shoah à Berlin qui porte un titre long et précis est communément appelé "Holocaust Denkmal" ; le mot spécifique utilisé aux Etats-Unis s’étant étendu en Allemagne.



En Israël, on a longtemps utilisé le mot "Hourban" (catastrophe), qui a servi même en France pendant la guerre quand, par exemple, la Gestapo a liquidé la Maison des enfants juifs à Izieu. Sabine Zlatin, sa directrice, était absente, étant allée à Montpellier y chercher un nouveau refuge pour les enfants dont elle avait la charge. Elle a reçu alors un télégramme la prévenant du passage de "Monsieur Hourban" à Izieu.



Le mot est tombé en désuétude en Israël, en France et dans plusieurs autres pays quand est sorti le film Shoah, de Claude Lanzmann. Le film, le mot et la réalité n’ont fait plus qu’un. Le mot "Shoah" souffle sur ce qui a été perpétré et sur ce qui a été subi comme un typhon à l’échelle de l’histoire qui aura emporté à jamais six millions d’êtres humains, un monde, celui du Yiddishland, et une vision de l’homme. Ouragans, tornades, cyclones, typhons sont affublés de noms apaisants, comme si l’on voulait conjurer les tempêtes ; mais un typhon qui bouleverse l’histoire au point qu’il y a un avant et un après ce typhon-là ne peut porter qu’un nom exceptionnel, unique, dominant et maîtrisant l’histoire et faisant comprendre à tous ceux qui la regardent ce que fut le destin de chaque juif et de tous les juifs.



Le remplacer : par quoi ? Par "anéantissement" de qui ? Il faut préciser "des juifs". Shoah contient tout comme les trous noirs de l’espace qui aspirent toute la matière et toute la lumière d’une étoile. Il fallait un seul mot pour exprimer tout ce qui s’était passé ; le mot n’existait pas en français. Il n’était possible de l’inventer qu’à travers une oeuvre d’art ayant capté tous les rayons émis par les victimes et par les bourreaux, toutes les haines et toutes les souffrances.



La vie, l’oeuvre et le mot ne font qu’un. Non ce n’est pas un mot français mais on ne dit pas "la monnaie américaine" ou "japonaise", on dit le dollar ou le yen. Refuser le mot "Shoah", tenter d’exclure son usage dans l’enseignement ou dans les manuels reviendrait à banaliser la réalité du génocide.



Il existe certainement au sein de l’éducation nationale et des éditeurs des manuels scolaires une tendance militant en ce sens. L’indignation de Claude Lanzmann (Le Monde du 31 août) est légitime, car préventive. A sa voix nous ajoutons la nôtre : Shoah a acquis droit de cité dans la conscience publique française.



Photo (Serge Klarsfeld) : D.R.



Source : le Monde du 19 septembre 2011