L'information n'est pas venue directement des derniers Juifs de cette grande métropole - une trentaine de personnes y vivent encore, la plupart très âgées et faisant "profil bas", dans un pays où la sécurité n'est pas vraiment revenue huit mois après la révolution. Mais l'une d'entre elles, qui a pu pénétrer dans l'édifice, a entièrement confirmé les premières informations données par un Tunisien musulman, en contact avec les associations d'originaires qui organisaient - jusqu'en 2010 - des voyages dans la ville et des pèlerinages dans cette synagogue : ce témoin a parlé à M. Freddy Cohen, vivant en Israël et qui connait parfaitement les lieux ; Freddy Cohen s'est exprimé au micro de Michel Zerbib ce vendredi 2 septembre sur Radio J, et il a bien voulu m'accorder un long entretien téléphonique, qui m'a permis de reconstituer ce qui s'est réellement passé.
- Alors qu'il y avait une surveillance policière 24 heures sur 24 du temps du Président Ben Ali, cette garde n'existait plus ces derniers mois ; il faut aussi dire que les forces de police tunisiennes sont fortement sollicitées à la fois en raison des troubles à l'intérieur du pays, et à cause des actes de banditisme qui effraient la population - le vol étant l'un des probables mobiles de ce qui s'est passé, nous y reviendrons.
- La police n'a été présente sur les lieux que juste après le constat des saccages, interdisant l'accès à l'intérieur de l'édifice. Depuis, il est verrouillé et ceux qui veulent y pénétrer doivent demander les clés au responsable de la communauté juive locale, Monsieur Zarka. On ne dispose pas encore, à ce jour, des photos prises dans la Synagogue après le saccage.
- Les responsables du saccage n'ont pas laissé de traces extérieures de dégradation, ni de graffitis sur la façade : ceci m'a été confirmé par un ami tunisien musulman, présent dans sa famille à Sfax pour la fête de l'Aïd, donc après les faits.
- A noter aussi que la Synagogue Beth El se situe en plein centre ville, et qu'y fait face un grand café ouvert la nuit pendant le mois du Ramadan : dans ces conditions, les pilleurs ont-ils pu vraiment pénétrer et sortir sans être vus ?
- Bien que cette Synagogue restait désaffectée faute de fidèles, elle était ré-ouverte à l'occasion de l'arrivée de cars de pèlerins : il y avait donc des Sefer Torah qui y étaient conservés ; or les armoires les contenant ont été ouvertes et ils ont été emportés ; ceci porte donc la marque d'un acte de malveillance antisémite, au delà du pillage.
- De même, des plaques en marbre rendant hommage aux donateurs qui ont aidé à remettre à neuf l'endroit (voir plus loin) ont également été brisées.
- Vol mais aussi profanation avec la disparition de dizaines de "Kandils" en argent. Cette sorte de plaque funéraire était utilisée par les Juifs tunisiens, qui avaient la coutume d'honorer leurs disparus en allumant des lumignons trempés dans l'huile, le gobelet contenant la mèche étant lui-même fixé à une plaque d'argenterie où étaient gravés les noms, dates de naissance et de décès des disparus : les originaires de Sfax avaient fait une collecte de tous les "kandils" de toutes les synagogues désaffectées de la ville, conservées dans des boites en carton à l'intérieur de la Synagogue Beth El : elles ont toutes été volées ; au delà de l'acte crapuleux, on a donc une insulte à la mémoire des familles ayant vécu dans cette ville depuis des siècles.
- Vol, aussi, de tous les "troncs" présents et où les pèlerins déposaient des dons à l'occasion de leur passage.
- Vandalisme, aussi, avec la destruction des vitraux de la synagogue, qui venaient d'être réparés lors de la grande restauration trois ans plus tôt (voir plus loin).
- Enfin - et là il s'agit de crapulerie pure et simple - pillage complet de l'appartement attenant à la Synagogue (propriété de l'organisation de bienfaisance OSE), tout étant emporté de l'électro ménager au climatiseur.
Par contre - et là il faut corriger les exagérations, emballements et inventions accompagnant hélas régulièrement de telles nouvelles sur Internet - il n'y a eu ni incendie, ni graffitis antisémites laissés sur le lieu : mais les dégradations et les vols font clairement deviner les sentiments réels des auteurs de cet acte infâmant.
Vu la difficulté d'avoir des contacts et la discrétion de la communauté juive locale, on ne sait pas encore précisément si une plainte a été déposée ou non ; mutisme total aussi de la presse tunisienne sur cette affaire.
Quelques rappels historiques à propos de cette Synagogue, une des plus grandes de Tunisie, la plus récente aussi puisqu'elle fut inaugurée presqu'à la veille de l'indépendance, le 6 juin 1955. C'est l'indispensable album "Synagogues de Tunisie", de Colette Bismuth-Jarassé et Dominique Jarassé, qui nous donne à la fois des photographies extérieures et intérieures de ce lieu jadis dédié au culte, sa description et sa courte et déchirante histoire.
Située en plein centre de la ville comme on l'a dit (avenue d'Algérie), elle fait vraiment partie du paysage - voir la photo. Le bâtiment regroupait à l'origine la synagogue proprement dite, les bureaux du conseil communautaire, l'école de l'Alliance Israélite Universelle, l'OSE, un réfectoire : les dirigeants de la nombreuse communauté juive de l'époque - Sfax a compté jusqu'à 12 synagogues, sans compter les salles louées pour les grandes fêtes religieuses - avaient vu grand, n'imaginant pas que dans cette ville, comme dans toute la Tunisie, les Juifs allaient partir en masse en l'espace de quelques années. Le romancier Claude Kayat a écrit un roman ("La synagogue de Sfax", 2006), où cet édifice est largement évoqué autour de "la conscience douloureuse de la fin d'un monde, malgré l'inauguration de ce monument", comme finement résumé dans l'album. Le héros "évoque les vitraux brisés et la synagogue, profanée, bientôt déserte et délabrée". Et notre ami Jean-Pierre Allali a évoqué, sur ce site, cet émouvant roman (2).
Malgré donc ces profanations passées et la quasi disparition d'une communauté sur place, une forte somme a été investie pour redonner un aspect décent à ce lieu de culte abandonné. Camus Bouhnik raconte en détail cet épisode dans son article (1), ci-dessous un extrait :
"L'édifice resta entre les mains des Juifs de Sfax. Toutefois les autorités ont opposé une condition, qu'il soit restauré, sinon il serait mis en vente au plus offrant. On a parlé d'un projet aspirant à transformer le site en mosquée ou en centre commercial. Des volontaires ont décidé de restaurer la Synagogue (...). Par les moyens de bord et subventionné par leurs propres économies, ils entreprirent un travail d'arrache-pied, et ont changé des centaines de carreaux cassées dans un labeur colossal, remplacé des portes brisées, remis de l'ordre et les Sépharim dans l'Eikhal, qui fut verrouillé par une barre de fer et cadenassé. Une quantité de livres saints est mise dans des sacs, afin de les porter à la Guéniza. Les murs sont retapés et au bout de quelques mois, la synagogue a pris une allure décente."
Ceci est également évoqué dans l'album précité : "En 2008, La synagogue a été restaurée et repeinte par David Bouhnik, redonnant une fraicheur remarquable à cet élément majeur du patrimoine juif tunisien" : et les photos publiées dans l'album font deviner un lieu de culte certes désaffecté, mais non délabré. Par contre, la fin de l'article fait froid dans le dos en laissant deviner le saccage que l'on vient de déplorer : "Quand aux vitraux brisés, les réparer semble désespérant puisque c'est visiblement une habitude de les cribler de pierres"...
Photo : D.R.