Jour après jour, l’autocratie de Moubarak vacille. L’issue est encore incertaine mais il est évident que l’insurrection des masses égyptiennes, si elle aboutissait à la chute des « Nassérides », aurait des contrecoups sur la géopolitique de l’ensemble du Grand Moyen-Orient, des rives nord-africaines de l’Atlantique jusqu’au golfe Arabo-Persique, voire au-delà. D’aucuns présentent Mohamed El-Baradei, Prix Nobel de la Paix 2005, comme l’incarnation d’une future démocratie égyptienne. El-Baradei ne semble pourtant pas avoir la stature d’un chef politique à même de s’imposer pour rassembler les Egyptiens et fonder un nouveau régime.
Depuis le coup d’Etat des « Officiers libres » et l’accès au pouvoir de Gamal Abdel Nasser, le 26 juillet 1952, l’Egypte est placée sous la domination des Bikbachis (lieutenants-colonels), des chefs politico-militaires issus de l’Egypte profonde, en rupture avec les élites cosmopolites d’Alexandrie. C’est une nouvelle dynastie politique, celle des « Nassérides », qui émerge alors. Nasser se pose en champion du panarabisme – une idéologie qui sublime une notion ethno-linguistique, mâtinée de socialisme et d’étatisme - qui recueille les faveurs des tiers-mondistes (Nasser était présent à Bandung, en avril 1955). Au fil des défaites, cette idéologie s’est révélée vaine et illusoire, la référence au « socialisme arabe » ainsi que l’invocation de la « grande nation arabe » laissant progressivement place à une forme de national-étatisme qui peine à masquer la réalité du régime. Lorsque Nasser meurt, le 28 septembre 1970, le vice-président Anouar el Sadate (également issu de l’armée) lui succède. Le 6 octobre 1981, ce dernier est assassiné par des terroristes du Jihad islamique. C’est au tour de Mohammed Hosni Moubarak, général d’aviation et vice-président, d’être désigné Raïs (le Chef). Jusqu’à ces tout derniers jours, il ne nommera pas de vice-président. Voici donc trente ans que Moubarak exerce un pouvoir de type dictatorial, la loi martiale et l’état d’urgence permettant un étroit contrôle de la vie politique. Le déroulement des élections législatives de novembre 2010, moins ouvertes encore que celles de 2005, témoigne de la chose (1).
Les incertitudes de l’après-Moubarak
Aujourd’hui âgé de 82 ans, Moubarak est usé par le pouvoir et la maladie ainsi que le montrent les images de son allocution télévisée du 28 janvier dernier (2). Sur la scène géopolitique moyenorientale, l’Egypte n’est plus que l’ombre d’elle-même (elle reste un élément de poids, cependant). L’Iran chiite et la Turquie sunnite se disputent le leadership régional sans que l’ancien chef de file du monde arabe ne semble à même de mener une contre-offensive diplomatique et le régime iranien peut, en toute impudence, apporter son soutien aux manifestants égyptiens (3). Dans le sillage des élections législatives de novembre 2010, le prochain président égyptien est censé être élu au suffrage populaire, conformément à l’une des dernières révisions constitutionnelles en date, sanctionnée par référendum en mai 2005 (une autre révision a eu lieu en 2007). Si la reconduction d’Hosni Moubarak n’était pas formellement exclue à l’automne dernier, les observateurs de la vie politique égyptienne étaient déjà sceptiques ; ils le sont plus encore au regard des événements en cours (insurrection, dissolution du gouvernement et promesses de réformes). Selon d’autres analyses, il semblait alors probable que le « fils du président », Gamal Moubarak, succède à son père, ce qui aurait conféré à l’autocratie égyptienne une dimension héréditaire (une solution qui avait la faveur des milieux d’affaires). Un temps associée aux destinées de l’Egypte, dans le cadre de la « République arabe unie » (1958-1961), la Syrie des Assad ne constituait-elle pas déjà un précédent ? Ce scénario est aujourd’hui très improbable, et ce même dans le cas où l’insurrection égyptienne se heurterait à la résolution de Moubarak et à la fidélité de l’armée. Les chefs militaires veulent en effet rester au centre du « système » (4). Une autre formule permettant de prolonger la dynastie des « Nassérides » a la préférence des prétoriens qui forment l’ossature du « système Moubarak »: l’élection à la présidence d’Omar Souleimane, chef des services spéciaux de l’armée et candidat putatif. De cette manière, l’armée conserverait le contrôle de l’Egypte. Significativement, Souleimane a été nommé à la vice-présidence le 29 janvier 2011, au coeur de la crise (5). Dans les spéculations d’avant les législatives de novembre dernier, un troisième candidat a pu être pressenti ; nous l’évoquerons par souci de précision. Il s’agissait d’Amr Moussa, ancien ministre des Affaires étrangères, aujourd’hui secrétaire général de la Ligue arabe, poste non dépourvu d’aménités mais sans pouvoir effectif, d’autant plus que la Ligue arabe n’a d’existence que nominale ou presque. Bien que situé à la périphérie du « système », Moussa participe du système de pouvoir et ne saurait donc incarner une quelconque rupture avec l’autoritarisme des « Nassérides ». Enfin, les Frères musulmans, principale force d’opposition à Moubarak, n’ont pas mis en avant leur candidat mais il ne faudrait certainement pas occulter leur poids, plus encore dans les circonstances présentes. Après quelques hésitations au début du mouvement, ils sont désormais en tête de nombre de manifestations et leur chef, Mohammed Badie, a donné de la voix (voir son interview à France 24, le 30 janvier 2011). Dans les mois précédant les dernières législatives, les Frères musulmans avaient habilement soutenu Mohamed El-Baradei qui faisait ainsi figure d’opposant en chef. A la tête de la « Coalition nationale pour le changement », mise en place lors de son retour au Caire, le 19 février 2010, celui-ci a mené campagne sur le thème des libertés et des droits de l’homme, ce qui ne pouvait que lui attirer la sympathie des médias occidentaux (il a depuis reconduit son alliance avec les Frères musulmans et s’est présenté, le 30 janvier 2011, sur la place Tahrir, comme le fédérateur de l’opposition à Moubarak).
El-Baradei, technocrate du désarmement
Pour autant, dès avant les législatives de 2010, on pouvait douter que El –Baradei soit véritablement à la hauteur de la situation. Si les partisans du Prix Nobel de la Paix insistent sur le fait que ce dernier n’est pas un « Khawega », c'est-à-dire un Egyptien rêvant de ressembler aux Occidentaux, l’ancien directeur de l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique) et technocrate du désarmement en présente bien des aspects, ce qui peut expliquer la sympathie que sa possible candidature à la présidentielle suscite dans les pays occidentaux (certains en sont à le qualifier d’ « aristocrate » de la politique égyptienne, non sans ambiguïté cependant). Né le 17 juin 1942 d’un père avocat (un opposant à Nasser), El-Baradei a mené ses études de droit à l’Université du Caire dont il est sorti diplômé en 1962. Il a ensuite entamé une carrière à l’ONU, dans le service diplomatique égyptien, où il était en charge des questions de contrôle des armements. En parallèle, il préparait alors un Ph.D. (Philosophiae Doctor) en droit international à l’Université de New-York, titre qu’il a obtenu en 1974. Après avoir été l’assistant spécial du ministre égyptien des Affaires étrangères, de 1974 à 1978, El-Baradei a intégré l’Institut des Nations Unies pour la Formation et la Recherche et dispensé des cours de droit international à l’Université de New-York. C’est en 1984 qu’El-Baradei a rallié l’AIEA, sise à Vienne, dont il aura été le secrétaire général jusqu’en 1993. L’agence a déjà dans son champ de responsabilité la question du désarmement irakien, la guerre du Golfe ayant permis de mettre au jour l’importance du programme nucléaire mené sous la férule de Saddam Hussein, un effort notoirement sous-estimé à Vienne comme dans bien des capitales occidentales d’ailleurs. Les manoeuvres dilatoires du Raïs irakien, le renvoi des inspecteurs de l’AIEA et la volonté acharnée de Saddam Hussein de faire croire qu’il détenait toujours des armes de destruction massive - avec en toile de fond les attentats du 11 septembre 2001 et l’amorce d’un nouveau cycle conflictuel -, ont mené à la crise diplomatique irakienne de 2002 puis à la guerre. Dans l’intervalle, le 1er décembre 1997, El-Baradei est devenu le directeur général de l’AIEA. Il aura exercé cette fonction douze années durant (trois mandats de quatre ans) et n’a quitté l’agence qu’en décembre 2009. C’est donc après trente années d’absence et d’incessantes navettes entre capitales et métropoles mondiales qu’il a, l’an passé, retrouvé temporairement sa patrie (6). Certes, les voyages forment la jeunesse mais passé un certain âge, ils peuvent se révéler contreproductifs et ils ne prédisposent pas à l’enracinement politique, condition essentielle dans la saisie du pouvoir et, plus encore, son plein exercice. Les laudateurs d’El-Baradei aiment à mettre en avant son bilan à la tête de l’AIEA, ses compétences internationales et le prestige du Prix Nobel de la Paix qu’il a reçu en 2005, consécration de son opposition à l’Administration Bush dans l’affaire irakienne. Voire. Indéniablement, l’homme a gagné en assurance et en ambition. Encore timide et hésitant devant les micros douze ans plus tôt, il est aujourd’hui à l’aise sur les plateaux de télévision comme avec les grands de ce monde. Cela dit, l’assurance et la confiance en soi ne sauraient suffire à transmuter un haut fonctionnaire international en meneur d’hommes et ce n’est pas son ennuyeuse élocution, tant en arabe qu’en anglais, qui fera d’El-Baradei l’« Oum Kalsoum » de la scène politique égyptienne. Passé l’attrait de la nouveauté, les journalistes ont bien vite souligné le désintérêt croissant des Egyptiens les plus au fait de l’actualité pour le phénomène « El-Baradei ». Cela laisse songeur quant à l’impact de sa campagne sur le pays profond, quadrillé par le Parti national-démocratique (PND : le parti hégémonique de Moubarak) et les services de sécurité. Il aura finalement renoncé à se lancer dans une bataille dont l’issue électorale, il est vrai, était déjà jouée. D’où son absence du territoire égyptien alors même que l’insurrection tunisienne avait déjà des retombées dans la vallée du Nil (El-Baradei est revenu de Vienne le 27 janvier 2011).
Futur homme fort ou « idiot utile » ?
Sur le fond, le bilan international d’El-Baradei n’est pas aussi brillant qu’on ne le prétend (7). Cela dit, les gloires surfaites sont légions et les masses égyptiennes ont d’autres sujets de préoccupation que les résultats de la lutte contre la prolifération (rappelons que flambée des prix alimentaires, sur fond de blocage politique et de léthargie économique, est le point de départ des événements dans l’ensemble « Afrique du Nord-Moyen-Orient). L’an dernier, la question était la suivante : El-Baradei serait-il susceptible de remporter la présidentielle de novembre 2011, d’apporter des réponses aux défis que rencontre une Egypte en sourde effervescence ou, à défaut, de simplement ébranler le « système Moubarak », laissant à d’autres l’exploitation des percées. Aujourd’hui, nous ne sommes plus dans l’anticipation de simples péripéties politico-électorales mais dans une situation des plus critiques, voire même dans une situation de détresse (l’Ernstfall des juristes allemands) qui requiert des hommes à la hauteur des défis. El-Baradei serait-il la personnalité adéquate à la situation? Lors de son retour au Caire, en février 2010, El-Baradei avait été accueilli dans l’enthousiasme par un millier de sympathisants surgis dont on ne sait où. Le désordre était tel qu’il n’avait pu prendre la parole sur place. Ensuite, il avait multiplié les attaques contre le régime, ses outils de répression, et mis en avant un discours axé sur les libertés, la démocratie et le développement économique. Pour les observateurs occidentaux, il semblait donc incarner une troisième voie entre l’autoritarisme des Nassérides et l’islamisme des frères musulmans. Le candidat du « juste milieu » en quelque sorte. Comment ne pas céder au charme ? Matrice historique de l’islamisme au Moyen-Orient, la confrérie des Frères musulmans aura mené campagne pour El-Baradei, contribuant ainsi à en faire l’une des personnalités de la scène politique, encore que méconnue de bien des Egyptiens (8). Naïveté ou duplicité de la part de notre homme? Toujours est-il que les positions prises par El-Baradei sur Gaza, empreintes de complaisance pour le Hamas (la branche palestinienne des Frères musulmans), ne prennent pas en compte le potentiel de déstabilisation, tant sur le plan intérieur qu’extérieur, que recèle ce mouvement islamoterroriste, soutenu par l’Iran (la réalité des clivages entre chiites et sunnites n’empêche par Téhéran de mener des jeux de ce type, à Gaza comme en Afghanistan ou encore en Irak). Au risque de jouer les « idiots utiles » et de menacer les équilibres géopolitiques régionaux, l’ancien diplomate privilégiait alors la posture interne. Peu importaient le coup de force opéré par le Hamas contre l’Autorité palestinienne (2006), les réseaux de trafiquants qui, de part et d’autre de la frontière entre l’Egypte et Gaza, approvisionnent en armes iraniennes le terrorisme, ou encore les exigences formulées par le Quartet à l’égard du Hamas, pour que ce mouvement se mette en conformité avec le droit international.
Des limites du « ramdam »
Ce dispositif rhétorique, aujourd’hui dépassé par la dynamique des événements (9), les incertitudes de la situation présente pourraient-elles permettre à El-Baradei d’incarner effectivement cette troisième voie, entre autoritarisme et islamisme, pour s’imposer sur la scène politique égyptienne comme la véritable alternative à Moubarak et aux « Nassérides » ? A l’exception de l’appui des Frères musulmans (une aide ambivalente et réversible, une fois le personnage usé), les militants qui, l’an dernier, apportaient leur soutien à l’ancien directeur de l’AIEA, relevaient plus du virtuel que de la sphère de l’action. Il s’agissait notamment des réseaux d’internautes qui, sur Facebook et Twitter, faisaient part de leur engouement pour l’homme du jour. Dans des sociétés innervées par la technologie, où la politique a pris des allures de société du spectacle, le rôle des réseaux sociaux est aujourd’hui essentiel dans la communication et les campagnes électorales. Là où les mœurs politiques sont plus frustres, ce « ramdam » (le « buzz ») peut permettre de mobiliser la rue, sans que cela ne soit le gage du succès final (voir l’échec de la « révolution verte » en Iran) (10). Toutefois, le côté « hit parade » du procédé ne saurait suffire à constituer une force motrice et dégager une volonté politique unitaire. Si l’on se reporte à la campagne d’El-Baradei l’an passé, force est de constater qu’elle a vite marqué le pas. L’écoute n’était pas à la hauteur du « ramdam », l’intérêt de la presse a rapidement décliné, et le personnage d’éprouver en public des doutes. El-Baradei en était à confier son désarroi devant le peu d’intérêt et de compréhension des Egyptiens pour la cause démocratique. Aux limites inhérentes à la personnalité d’El-Baradei, il fallait ajouter les multiples verrous politicoinstitutionnels mis en place par le régime. Diverses dispositions constitutionnelles interdisent en effet la candidature d’El-Baradei à la présidentielle de 2011. Nul ne peut entrer en lice s’il n’est le chef attesté d’une formation politique reconnue et représentée au parlement, ou s’il ne dispose du soutien de deux-cent-cinquante élus. Certes, des amendements constitutionnels pourraient être adoptés, faisait-on alors remarquer, de manière à autoriser El-Baradei et d’autres nouveaux venus à concourir, mais cette libéralisation politique dépend de la bonne volonté des hommes au pouvoir. Au vrai, nous sommes désormais dans une configuration tout autre.
Le pire est possible
Le fait est que les choses ne se présentent plus comme il y a encore quelques mois et l’Egypte est au seuil d’une bifurcation historique, avec des effets dans l’ensemble du monde arabe et sur les équilibres de puissance du Grand Moyen-Orient. Présentement, El-Baradei a-t-il les moyens de mobiliser la masse critique nécessaire pour s’imposer dans la rue et prendre la direction d’un mouvement apparemment anarchique et inorganisé ? Et ce alors que les choix opérés par le Raïs montrent la résolution des hommes au pouvoir ? Dans ce type de configuration, lorsque la légitimité est dans la balance, est souverain celui qui décide dans l’exception. Il ne suffira pas d’en appeler au départ de Moubarak (El-Baradei, sur France 24, le 29 janvier 2011), ni de bénéficier de l’approbation polie (mais réservée quant au fond) de commentateurs divers. A voir El-Baradei se réfugier dans une mosquée, ce vendredi où l’Histoire s’accélérait (le 28 janvier 2011), balloté entre les fidèles qui donnaient le ton, on peut douter que sa force d’âme fasse la différence et puisse compenser l’absence de ressources de pouvoir propres, au contraire de ses alliés islamistes. Les uns l’accusent de « rouler » pour les Américains, les autres pour les islamistes, le plus grand nombre ignorant ou presque son existence. L’hypothèse « El-Baradei », dans ce qu’elle a de « tiède », aurait bien quelque chose de rassurant pour les Occidentaux de la Modernité tardive mais c’est cela même qui la rend très incertaine dans un contexte où se déchaînent les passions. Il nous faut donc envisager tous les possibles, y compris le pire, avec leurs conséquences et contrecoups jusque sur les rives nord de la Méditerranée.
Jean-Sylvestre Mongrenier
(1) Voir l’annexe 1.
(2) Suite aux importantes manifestations du vendredi 28 janvier 2010 et aux scènes de chaos dans les principales villes égyptiennes, Moubarak a annoncé à la télévision la dissolution du gouvernement et la mise en oeuvre de réformes démocratiques. Le lendemain même, les foules bravaient le couvre-feu et la situation dégénérait plus encore. L’atmosphère est celle d’un interrègne.
(3) Pendant ce temps, le Hezbollah chiite et pro-iranien s’apprête à asseoir sa domination sur le Liban, à la grande satisfaction de Téhéran (mis en cause par le Tribunal spécial pour le Liban, dans l’assassinat en 2005 de Rafic Hariri, le Hezbollah a provoqué la chute du gouvernement d’union nationale de Saad Hariri). Le régime arabe-sunnite égyptien constitue de facto une barrière à la volonté de Téhéran de déployer une stratégie d’hégémonie, de la Méditerranée orientale au golfe Arabo-Persique.
(4) Précisons ici que le terme de « système » n’a de valeur que descriptive. Il ne doit pas occulter la qualité de certains des membres de la classe dirigeante (au sens large).
(5) Né en 1934, Souleimane est depuis près de 20 ans en charge des services de sécurité et de renseignement (il est le « patron » du renseignement militaire dans les années 1980 puis, en 1993, prend la direction de la police secrète). Lors de la deuxième « intifada », Souleimane avait la responsabilité de la question palestinienne et il s’est efforcé de réconcilier le Hamas et le Fatah. L’homme est au centre de la lutte contre l’islamisme radical. Dans le même mouvement, Moubarak a chargé Ahmad Chafic, ministre de l’Aviation, de constituer un gouvernement (29 janvier 2010). Le destin de Moubarak est donc entre les mains des chefs du corps militaire qui constitue la colonne vertébrale du régime.
(6) Comme indiqué précédemment, il a fallu à El-Baradei revenir précipitamment de Vienne pour rallier l’insurrection en cours, ce qui ne dénote pas une grande capacité d’anticipation des événements, en dépit des signes annonciateurs, à moins qu’il ne s’agisse d’hésitation et d’irrésolution.
(7) Voir l’annexe 2.
(8) Voir l’annexe 3.
(9) Selon le classique effet-domino initié avec l’insurrection tunisienne, c’est en fait nombre de régimes arabes-sunnites qui sont menacés par cette vague révolutionnaire, jusqu’en Jordanie, réputée stable, et dans la péninsule Arabique (troubles au Yémen) d’où le soutien apporté par l’Arabie Saoudite à Moubarak.
(10) Au regard des événements en Tunisie comme en Egypte, l’échec de la « révolution verte » iranienne, suite aux fraudes qui ont permis à Ahmadinejad d’être réélu président, pose question. Il est vrai que les prétendus chefs de cette « révolution » étaient tous issus du sérail (voir le « national-islamisme » de Mir Hossein Moussavi) ont strictement délimité le champ de la protestation. Cf. notre En route vers Téhéran ? Des limites de la Realpolitik et du story-telling, Institut Thomas More, 22 juin 2009.
Annexe 1 – Le « système Moubarak »
Le 28 novembre dernier, le premier tour des élections législatives égyptiennes a mis en évidence la nature du pouvoir que les « Nassérides » exercent depuis le coup d’Etat de 1952. L’Exécutif est entre les mains d’un raïs, Moubarak en l’occurrence, l’armée constituant l’épine dorsale de ce régime autoritaire à caractère personnel. Les élections sont sous contrôle, ce qui assure l’hégémonie du PND (Parti national démocratique), à la discrétion du pouvoir exécutif. Le Raïs dispose ainsi automatiquement d’une majorité supérieure aux deux tiers, quota nécessaire à toute révision constitutionnelle. Amorcée sous pression de l’Administration Bush, la timide ouverture politique de 2005 n’est plus à l’ordre du jour. Face au pouvoir, une opposition hétéroclite est plus ou moins tolérée mais le déploiement de l’arsenal sécuritaire ne lui laisse guère d’espace. Le maintien sur trois décennies de l’état d’urgence, la manipulation arbitraire des règles du jeu électoral et le refus de tout observateur international garantissent la reproduction du système. Au vrai, il n’existe guère d’alternative crédible et rassurante au pouvoir des « Nassérides », les prétentions d’El Baradei ayant fait long feu. Née en Egypte, dès 1928, la confrérie des Frères musulmans est l’aile marchante de l’opposition. Elle a essaimé dans l’ensemble du Moyen-Orient et inspiré bien des mouvements à l’avant-pointe du radicalisme islamique. Si les « frères » ont officiellement renoncé à la violence, beaucoup craignent que leur arrivée au pouvoir ne signifie la bascule dans l’islamisme. L’ouverture politique esquissée en 2005 avait permis aux candidats de la confrérie, sous l’étiquette d’ « Indépendants », d’emporter le cinquième des sièges de députés. De cette manière, Moubarak avait simultanément fait preuve de bonne volonté et mis en évidence les risques d’une pleine libéralisation politique. Solidement implantés dans une société en cours de réislamisation, non sans contrecoups mortels et assassins pour les Coptes, les « frères » s’appuient sur un réseau de militants dévoués et d’oeuvres sociales qui permettent d’encadrer une population dont les modes de vie sont bousculés par la croissance démographique et la modernité. En Egypte comme dans d’autres pays arabo-musulmans, la tactique est éprouvée. L’un des enjeux du scrutin législatif de 2010 portait donc sur la capacité du pouvoir à faire refluer l’influence acquise par la confrérie dans la vie politique et sociale. Dans la sphère politique intérieure, l’issue des élections législatives était censée préparer, jusqu’au soulèvement en cours du moins, la présidentielle de 2011. Non pas que les perspectives de ce scrutin soient a priori plus ouvertes. Si compétition il y a, c’est dans le sérail, entre les hommes et les groupes qui exercent effectivement le pouvoir. A l’instar du scénario qui s’est déroulé en Syrie, à la mort d’Hafez Al Assad, Moubarak préparerait l’accès à la fonction suprême de l’un de ses fils, Gamal, réputé proche des milieux d’affaires. A l’intérieur de l’armée, certains préfèreraient que le successeur de Moubarak soit choisi parmi les principaux chefs militaires, conformément à la pratique établie depuis Nasser. Ainsi Omar Souleimane, à la tête des services spéciaux de l’armée, fait-il figure de possible relève. L’appel à l’armée pour contenir l’insurrection en cours devrait renforcer le poids des militaires dans le « système Moubarak », et donc le ou les scénarios qui ont la préférence de ses chefs (à moins que ce « système » ne s’efface). Significativement, Moubarak a désigné Souleimane comme vice-président, le 29 janvier 2010. Selon les analyses dominantes à la veille des élections de 2010, l’enjeu des législatives était l’établissement de nouveaux rapports de force à l’intérieur du PND, avec à la clef la simple reconduction de l’autoritarisme militaire ou le passage à une sorte d’autocratie héréditaire. Une question de forme plus que de fond. De fait, le premier tour a été marqué par d’importantes manoeuvres et pressions contre les forces d’opposition qui se sont retirées du jeu (le PND représente donc les neuf-dixièmes de la représentation parlementaire). Il restait à savoir si, face aux forces contraires qui balaient la région, le statu quo est tenable. En effet, l’Egypte, de par sa centralité géopolitique et démographique (le pays le plus peuplé du monde arabe, à l’intersection de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, sur les lignes de passage entre l’Asie et l’Europe), est au coeur d’une zone en effervescence ; ce pays est aujourd’hui dans la tourmente.
Annexe 2 – El-Baradei et la contre-prolifération
Le bilan de Mohamed El-Baradei à la tête de l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique) n’est pas aussi brillant qu’on veut bien le croire. Placé sous les feux de la rampe avec la crise irakienne – il lui fallait alors se rendre en personne à New-York, toutes les deux semaines, pour présenter ses analyses aux membres du Conseil de sécurité -, le directeur de l’AIEA n’a certes pas commis l’erreur de surévaluer la menace. A l’instar de la France et d’autres pays, il n’a pas non plus nié sa réalité mais recommandé la mise en place d’un régime d’inspection plus sévère, de manière à lever le voile sur les activités clandestines menées par le régime irakien. Dont acte. C’est dans ce contexte international qu’El-Baradei a été campé en héros de l’« antibushisme », marginalisant le rôle effectif de Hans Blix, le responsable des inspecteurs envoyés en Irak à partir du 27 novembre 2002, dans le cadre de la résolution 1441 de l'ONU (Hans Blix a dirigé l’AIEA de 1981 à 1987). Pourtant, cette passe d’armes ne saurait suffire à faire passer El-Baradei à la postérité. En effet, d’autres risques et menaces aujourd’hui avérés ont été notoirement négligés par l’AIEA au cours des années « El-Baradei ». Révélé sous la forte pression des Etats-Unis et du Royaume-Uni, en 2003, le programme d’acquisition d’armes de destruction massive mené en Libye n’était pas dans le champ de préoccupation d’El-Baradei. Quant à l’activisme des réseaux de prolifération pakistanais et nord-coréens, avec le rôle pivot du tristement célèbre Abdul Qadeer Khan, il aura été dramatiquement sous-estimé, avec des conséquences gravissimes dont on n’a peut-être pas vu encore toute la portée. Vis-à-vis de la Syrie, pays également engagé dans le processus de prolifération - voir le bombardement israélien d’un réacteur nucléaire de type nord-coréen (similaire au site nord-coréen de Yongbyon), près d’Al Kibar, sur l’Euphrate -, El-Baradei aura été atone. Dans l’affaire nord-coréenne, El-Baradei s’est montré plus soucieux de critiquer la politique américaine que le régime de Pyongyang ; dans l’affaire iranienne, il n’est pas exagéré d’évoquer une complaisance coupable à l’égard des manoeuvres de Téhéran (les critiques évoquent les origines iraniennes de son épouse). En mai 2010, El-Baradei aura encore apporté son soutien à la pseudo-médiation turco-brésilienne, manœuvre susceptible d’apporter un nouveau répit au pouvoir iranien. Au fil des années, il a semblé vouloir prendre une revanche personnelle sur la diplomatie américaine plutôt que barrer à Téhéran l’accès au nucléaire guerrier. La diplomatie française lui a d’ailleurs reproché de dissimuler des informations dont la révélation aurait pu accélérer la formation d’un consensus entre grandes puissances sur la question iranienne.
Annexe 3 – Les Frères musulmans
Outre les Wahhabites (Arabie Saoudite), la confrérie des Frères musulmans est l’autre grande matrice historique de l’islamisme (l’islamise révolutionnaire iranien est bien plus tardif). C’est en 1928 qu’Hassan el- Banna, instituteur à Ismaïlya (Egypte), fonde cette organisation. Les Frères musulmans vilipendent la modernité et le protectorat britannique (effectif depuis 1882 et officialisé lors la Première Guerre mondiale). Leur finalité est de radicaliser l’Islam, d’imposer le respect de la Charia et de lutter contre les influences occidentales, tant sur le plan des moeurs qu’en politique. Ce mouvement essaime dans l’ensemble du Moyen-Orient, en Afrique du Nord ainsi qu’au Soudan (où la révolte du Mahdi, en 1885, avait préfiguré l’islamisme radical moderne). Il est le vecteur d’une forme de panislamisme sunnite qui élargit les thématiques panarabes et anticoloniales, en les portant sur le plan politico-religieux. On peut y voir le contrecoup du kémalisme turc et de l’abolition du califat (1924) qui ébranlèrent en profondeur le monde musulman. Les Frères musulmans sont en relation avec Amin al Husseini, le « grand mufti » de Jérusalem, qui joue un rôle important la révolte des Arabes de Palestine et dans la propagande de l’Axe vers l’Islam*. Ils sont aussi liés à plusieurs des futurs « Officiers libres ». Pendant la Deuxième Guerre mondiale, les « Frères » ne cachent pas leur sympathie pour l’Allemagne national-socialiste où certains cercles de pouvoir jouent la carte du panislamisme (mêlé au pantouranisme sous d’autres cieux). Après avoir cherché à contrebalancer le Wafd, Londres s’appuie désormais sur ce parti indépendantiste pour conserver le contrôle de la situation. Suite à l’échec arabe devant les forces israéliennes, en 1948-1949, les Frères musulmans organisent des attentats contre l’appareil d’Etat égyptien. Après l’assassinat du premier ministre par un « frère », Hassan el-Banna disparaît dans des circonstances obscures, le 12 février 1949 (probablement assassiné lui-même par les services de sécurité). Arabes et sunnites, les Frères musulmans soutiennent les « Officiers libres » qui, le 26 juillet 1952, chassent le roi Farouk et la dynastie balkanique. Pourtant, le « socialisme arabe » de Nasser et les rivalités entre Le Caire et Riyad, centre nerveux du panislamisme*, mènent au conflit. En 1954, l’organisation est interdite et beaucoup de « frères » se réfugient en Arabie Saoudite. Partisan de l’action armée, l’idéologue Sayyed Qutb est pendu, le 29 août 1966. Lorsque les armées égyptiennes sont battues à nouveau par Tsahal, en juin 1967, la défaite est interprétée comme un châtiment divin. En 1970, Sadate succède à Nasser. Autrefois proche des Frères musulmans, le nouveau Raïs abandonne le discours du « socialisme arabe » et libère nombre de militants. Néanmoins, la signature d’un traité de paix avec Israël lui aliène les islamistes et ce sont des officiers appartenant à cette mouvance qui l’assassinent (6 octobre 1981). Sous Moubarak, les Frères musulmans obtiennent leur reconnaissance en tant qu’organisation religieuse, dès 1984, mais ils ne sont pas autorisés à se constituer en parti politique. Selon une tactique aujourd’hui éprouvée, ils se montrent très actifs sur le terrain moral, religieux et social. Ainsi leurs activités caritatives permettent elles d’étendre leur influence et les « Frères » investissent les syndicats professionnels (médecins, journalistes et autres). Sur le plan politique, ils soutiennent des candidats indépendants, ou concourant sous d’autres couleurs, et les députés (officieux) des Frères musulmans forment, à partir des élections législatives de 2005, la principale force d’opposition au « système Moubarak » (cette représentation parlementaire a été laminée en novembre 2010). La montée en puissance amorcée dans les années 1990, à partir de la guerre du Golfe, s’accompagne d’oppositions internes entre « traditionnalistes » et « modernistes ». Prenant modèle sur l’AKP d’Erdogan (un modèle qui suscite bien des questions), les « modernistes » prennent soin d’afficher des habitudes corporelles et vestimentaires en rupture avec leurs aînés (barbe rasée, port du costume, etc.) et ils seraient prêts à certains accommodements. Les Frères musulmans se posent en champions de la démocratie et de la transparence contre le régime autoritaire et corrompu de Moubarak. Ruse tactique ou métamorphose ? Dans les pays occidentaux, les relais complaisants - la référence obligée à l’AKP (néo-islamistes turcs) tient lieu d’analyse, pour l’Egypte comme pour la Tunisie -, ne feront pas défaut mais la prudence est de rigueur. L’accès au pouvoir des « Frères » constituerait un bouleversement géopolitique de grande ampleur. * Cf. Klaus-Michael Mallmann et Martin Cüppers, Croissant fertile et croix gammée. Le IIIème Reich, les Arabes et la Palestine, Verdier, 2009. ** En 1962, des nasséristes renversent la monarchie yéménite, prennent le contrôle de Sanaa, et proclament la République arabe du Yémen. Ce coup d’État marque le début de la guerre civile qui oppose les rebelles yéménites (qualifiés de « nationalistes arabes »), soutenus par l’Égypte y compris sur le plan militaire, et les forces royalistes, soutenues par l'Arabie saoudite. Le conflit s'atténue suite au retrait des forces égyptiennes, en 1967. Après avoir retiré son soutien aux royalistes, l'Arabie Saoudite reconnaît la République arabe du Yémen en 1970.
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