Stéphane Hessel, né à Berlin, résistant, déporté, ancien diplomate français et militant des Droits de l’Homme, vient de lancer un appel à l’indignation et au militantisme en faveur des causes humanitaires. Il dénonce l’indifférence et le repliement égoïste sur notre petit confort et cherche à secouer les consciences occidentales.
Il y a là quelques accents prophétiques et Hessel a raison sur le fond : l’indignation est nécessaire, elle doit nous éveiller et nous pousser à l’action. L’injustice est insupportable vue dans la perspective du discours prophétique et tout Juif quelque peu conscient de son héritage religieux et culturel ne doit pas hésiter à s’indigner.
Là où le discours d’Hessel devient difficile à accepter, c’est quand on constate la place prépondérante du conflit israélo-palestinien dans ses motifs d’indignation. Dans son petit essai de quelques pages « indignez-vous ! », vendu à un million d’exemplaire, il précise que la situation en Palestine est pour lui sa « principale indignation » dans le monde. Je ne dis pas que la tragique situation du Proche-Orient et particulièrement celle des Palestiniens, ne mérite pas l’indignation, loin de là. Mais avant l’indignation, ce coin du monde mérite réflexion, créativité et audace politique. A écouter Hessel, on a l’impression que la solution à la tragédie est toute trouvée, facile et qu’il faudrait seulement s’indigner de sa non-application par l’une des parties : Israël. C’est un peu court en réflexion politique ! Pourtant, l’ex-diplomate devrait être conscient des complexités politiques, historiques, stratégiques, démographiques, géographiques, religieuses et culturelles du Proche-Orient. Pour Hessel, le responsable de la situation est assurément Israël et la victime assurément palestinienne. C’est oublier la lourde part de responsabilité des Palestiniens eux-mêmes dans la situation qui est la leur et, sur le plan humanitaire, les centaines de vies israéliennes fauchées par un terrorisme sauvage ou le poids terrible que le conflit fait peser sur une société israélienne, en particulier sur sa jeunesse qui en paye le prix fort sans aucune Gaieté de coeur.
Si nous abordons les causes d’indignation au Proche-Orient, il faut être un peu sérieux et s’indigner tous azimuts. Certes contre les débordements de la politique sécuritaire d’Israël qui ne saurait avoir forcément raison pas plus que forcément tort ; mais aussi contre les régimes dictatoriaux et corrompus des voisins arabes ; contre une autorité palestinienne incapable d’un langage clair et au jeu trouble qui lui a fait perdre tout crédit auprès de la population israélienne et de ses dirigeants politiques de tous bords ; contre un mouvement comme le Hamas qui devrait rappeler, par sa démagogie, ses slogans antisémites haineux et ses sinistres parades paramilitaires, quelques vieux souvenirs à Stéphane Hessel… Il ne s’agit pas de dire qu’Israël n’a aucun tort : il a sa part de responsabilité, de lourdeur et de bêtise politique ; il s’agit de s’indigner avec justice et lucidité et d’accepter de dénoncer les violences, égarements et injustices chez tous et non chez l’un en particulier, toujours le même.
Bien sûr, les Palestiniens ont des quantités de circonstances atténuantes du fait de leur manque de structure étatique et des difficultés de leur histoire. Mais cela ne justifie pas la gabegie aussi bien politique qu’économique qui a mené Gaza à la situation dans laquelle elle est aujourd’hui. Pourquoi ne pas s’indigner que, dans un monde ou près d’un milliard d’humains subissent de graves souffrances, 1/1000e de ces humains aient été aidés sans interruption depuis 60 ans comme aucun autre groupe et soutenus à bout de bras et de subventions sans jamais chercher à obtenir autre chose que l’entretien éternel du conflit et de revendications politiques irréalistes ? Pourquoi Hessel ne va-t-il pas plus loin dans son indignation à propos de Gaza et ne pose-t-il pas la question du bien fondé d’une politique occidentale hypocrite et sans résultats probants sur le terrain ? Pourquoi ne s’indigne-t-il pas du manque total de main tendue par les dirigeants de Gaza à l’encontre de son si détestable voisin ? Pourquoi le sort de l’activiste Salah Hamouri, franco-palestinien emprisonné en Israël pour tentative d’assassinat mérite-t-il plus son soutien public que celui du soldat franco-israélien Guilad Shalit détenu par le Hamas depuis cinq ans en cachot sans jugement ni visite d’une quelconque organisation humanitaire, contrairement à Salah Hamouri ? Ce dernier sortira vivant des prisons israéliennes, le sort de Guilad Shalit est, hélas, autrement incertain…
J’en arrive ici à la question de la raison de cette fixation sur le drame de Gaza ? Indignons-nous, certes, avec raison, mais pourquoi particulièrement de la situation à Gaza ? Gaza n’est sûrement pas le meilleur endroit pour vivre, mais, du fait qu’Israël fournit directement ou indirectement eau, électricité, vivres, médicaments et produits divers, on n’y meurt pas de faim, cela même avec la sévère politique de blocus actuelle et contrairement à des zones entières de l’Afrique ; du fait que Tsahal reste une armée occidentale qui se veut morale et disciplinée, qui fait tout pour éviter les victimes collatérales y compris en avertissant à l’avance des bombardements sur des cibles militaires habilement et cyniquement mêlées aux civils par le Hamas, on n’y est pas massacré systématiquement comme dans tant de coins du monde ; les bavures de Tsahal, certes critiquables, notamment celles de l’opération « Plomb durci » en 2009, restent des bavures et non le fruit d’une politique d’éradication systématique ; on n’y est ni violé, ni pillé… contrairement à ce qui se passe sur tant de scènes de conflits épouvantables de par le monde. Pourquoi Gaza, systématiquement Gaza, quand les sujets d’indignation sont si nombreux ? Le Soudan, par exemple, entre son conflit contre les chrétiens au sud et les massacres de civils au Darfour (en tout au moins 600.000 personnes tuées cette dernière décennie, des millions de réfugiés) vit un véritable génocide pour des raisons ethniques et religieuses sous la responsabilité d’un gouvernement identifié et facile à conspuer. Le centre de l’Afrique est plongé dans une véritable anarchie faisant des centaines de milliers de victimes civiles dans la zone d’influence des puissances occidentales dont la France. Le Nigéria est exploité par les compagnies de pétrole occidentales et dans cette zone d’exploitation, comme par hasard, l’ordre règne, « miracle » économique pour nous, mais désastre pour la population locale qui voit piller son sous-sol sans réelle contrepartie. Les responsables directs ou indirects de toute cette barbarie sont à portée de main et de voix de l’indignation de Stephane Hessel et des militants européens de la gauche radicale… Sans parler du Tibet, des Indiens d’Amazonie, de la Tchétchénie, des réfugiés en tout genre qui parcourent la planète en quête d’un havre quelconque et pour qui Gaza ressemble, sinon au pays de cocagne, du moins à un endroit viable et autrement meilleur que le leur ; la preuve en est qu’aucune embarcation de boat people ne cherche à fuir Gaza. Mais la manne de l’indignation ne parvient pas jusqu’à eux, ou si peu, et leur visibilité médiatique n’arrive pas à la cheville de la couverture journalistique du malheur de Gaza.
Stéphane Hessel est revenu choqué par sa visite des bidonvilles de Gaza. On le comprend et il faudra apporter un jour des solutions véritables à cette situation. Mais Gaza, lieu de pauvreté parmi tant d’autres, est pourtant aidé jusqu’ici comme aucun autre. En quoi, dans l’échelle des misères humaines, le sort des Gazaouis vivant de l’aide internationale mérite-t-il d’être la cause de la « principale indignation » de Stéphane Hessel ? Quelle est la part de responsabilité des dirigeants palestiniens, plus particulièrement ceux du Hamas pour qui le conflit est la raison de vivre et l’apocalypse messianique une partie intégrante de la foi religieuse ? Pourquoi ne pas s’indigner du lavage de cerveau subventionné par l’Occident que subissent les enfants de Gaza élevés dans la perspective d’égorger un jour le plus de Juifs possibles ?
Indignons-nous ! D’accord, mais avec raison et justice.
L’origine juive et une certaine mauvaise conscience par identification personnelle auraient-elles à voir dans les préférences et focalisations du glorieux indigné ? On peut comprendre un besoin psychologique de se dédouaner et de critiquer un Etat dont on pourrait être citoyen de droit par la Loi du retour, mais en quoi cela légitime-t-il une indignation si partiale et systématique ?
Ou est-ce parce qu’Israël demeure perçu par l’Europe comme une partie d’elle-même et de son mode de fonctionnement pacifié après la Deuxième Guerre mondiale et plus encore avec la chute du mur de Berlin, mode de fonctionnement que l’on voudrait bien voir exporté au Proche-Orient et appliqué par Israël, mais dont on sait qu’il n’a rien à voir avec le passé, la réalité actuelle et la mentalité du Proche-Orient. Il s’agirait alors d’une bien mauvaise lecture de la carte géopolitique et donc d’une mauvaise leçon de diplomatie.
Stéphane Hessel s’est enfin distingué par ses appels au boycott d’Israël. Que veut dire un tel appel au boycott des produits israéliens ? Voilà matière à s’indigner ! Discussions, débats ouverts sur la situation proche-orientale, d’accord, mais appel au boycott ? Le boycott veut dire clairement que les torts sont d’un seul côté, que toute la responsabilité pèse sur Israël. Mais cela veut dire aussi autre chose de plus symbolique : derrière un tel appel, il y a des relents de systématisation, de mise au ban contre une nation qui endosse si bien et si souvent le rôle du bouc émissaire et pour qui le boycott rappelle un passé bien réel et si douloureux. L’appel au boycott est un peu facile, mais surtout dangereux dans un climat où la haine anti-juive focalisée sur Israël est monnaie courante dans bien des lieux et milieux de par le monde. Hessel, du haut de sa trop bonne conscience et de l’aura de son glorieux passé, joue avec le feu et gratte des allumettes susceptibles de causer quelques dégâts. Cela lui donnera sûrement alors un nouveau sujet d’indignation, mais en attendant le mal et la haine seront semés sur un terrain déjà beaucoup trop fertile.
Il faut souligner l’inefficacité économique d’un tel boycott dans le commerce globalisé actuel et donc l’ineptie pragmatique d’un tel appel. Il faut souligner également son aspect contre-productif sur le plan politique même, dans la mesure où elle conduit la société israélienne à se braquer et à camper sur des positions défensives toujours plus fermes. Il s’agit donc bien avant tout d’une mesure symbolique qui doit être jugée comme telle. Hessel devrait comprendre qu’au niveau symbolique un tel appel est inadmissible et profondément injuste, en particulier venant des Européens.
Indignons-nous et boycottons ! Dans cette perspective, Hessel devrait proposer de stopper tout achat de gaz russe, de pétrole des différentes dictatures et régimes corrompus, de produits manufacturés en Chine, de minerais et autres matières premières en provenance d’une série d’Etats problématiques. Je propose de prendre comme instrument de sélection de notre indignation et de nos mesures de boycott les rapports d’Amnesty International qui, au moins, contrairement à Hessel, a le mérite d’apporter des rapports détaillés et des faits avérés sur tous les endroits possibles de la planète. Hessel connaît les rapports d’Amnesty et il sait très bien que chaque page soulève l’indignation et que les quelques pages consacrées à Israël, pays en guerre mais pays de droit aux critères de fonctionnement politiques et juridiques occidentaux, ne justifient en rien le lynchage médiatique facile et systématique qu’il subit et encore moins d’être l’objet de la « principale indignation » de Stéphane Hessel et ses amis. Israël est un pays qui a ses défauts, sa part d’ombre, et qui a commis des erreurs, mais c’est un pays qui ne manque ni de dignité, ni de droit, ni de liberté et encore moins d’esprit critique et de sens du débat.
Indignons-nous donc, contre tous les salopards de la planète et toutes les injustices de l’Histoire, mais aussi contre le prêchi-prêcha facile de la bonne conscience d’Occidentaux nourris, chauffés, transportés, habillés et consommant les produits les plus divers au prix de la souffrance de déshérités répartis de par le monde. Heureux Occidentaux pour qui Gaza, telle une icône douloureuse, sert d’exutoire facile à une mauvaise conscience européenne qui ne passe pas. Heureuses âmes appelant à bon compte au boycott, donc à la haine, contre un pays clairement identifié à un petit peuple « dominateur » et beaucoup trop « sûr de lui » du fait d’une histoire tellement simple et tranquille, petit peuple agressif confronté à des ennemis tellement sympathiques et pacifistes comme le Hamas et le Hezbollah…
On peut critiquer la politique et les défauts d’Israël, je n’y vois pas de problème, mais le faire invariablement, sans recul, sans analyse au point de faire de cet Etat un paria et un coupable systématique auquel on reproche jusqu’à son existence (le boycott veut bien dire cela), que la dignité d’homme libre de Stéphane Hessel permette que je m’en indigne !
Photo : D.R.