Daniel Shek a passé quatre ans en France en tant qu’ambassadeur d’Israël. À quelques jours de son départ, nous avons axé ce grand entretien essentiellement sur les relations franco-israéliennes, son expérience française, ses espoirs.
Actualité Juive : D’ici quelques jours, vous allez regagner Israël. Peu de temps après votre arrivée, nous vous avions demandé, si cela vous faisait plaisir d’être à Paris. Vous nous aviez répondu : «Cela me fait un plaisir considérable ». Ce plaisir ne s’est pas démenti au fil des mois et des années ?
Daniel Shek : Non. J’ai vécu quatre années particulièrement intéressantes dans l’histoire de nos relations avec un grand dégel en 2007-2008 qui se maintient, même s’il y a eu des fluctuations depuis. 2008 a été la meilleure année des relations franco-israéliennes depuis la rupture de 67. Je ne dirai sans doute pas la même chose de 2010. Nous avons retrouvé une certaine intimité dans le dialogue politique avec la France, que nous avions perdue pendant des décennies. Nous avons acquis une plus grande richesse et variété dans le contenu des relations et dans la manière dont les Français peuvent voir Israël. C’est dans cette mesure-là que mon poste a tenu toutes ses promesses. J’ai eu le bonheur de travailler avec une équipe extraordinaire à l’ambassade. J’ai trouvé des interlocuteurs fascinants et exceptionnels dans la communauté.
Vous avez évoqué 2008, comme la meilleure année. Que s’est-il passé depuis ?
Depuis, il y a eu l’Opération Plomb durci…
On pourrait dire qu’elle a un peu plombé les relations…
Oui, si vous voulez. Les relations entre la France et Israël aujourd’hui vont mieux qu’il y a dix ans, mieux qu’il y a cinq ans, mais un peu moins bien qu’il y a deux ans. Mais nous ne sommes pas dans une crise. Le dialogue intime, riche, intense et de confiance que nous avons construit en 2007-2008 s’est maintenu en 2009-2010, même si dans le contenu de ces contacts les désaccords sont plus fréquents qu’avant. Dans une atmosphère de confiance et d’intimité, même les désaccords se vivent mieux. J’ose espérer, qu’à quelques jours de la fin de mon mandat, avec la reprise des négociations, les points d’accord dans notre dialogue vont à nouveau prendre le dessus sur les points de désaccord.
Au cours de ces quatre dernières années, pouvez-vous nous citer un moment de grande satisfaction et à l’inverse un moment particulièrement difficile pour vous ?
Côté déceptions, il y en a eu forcément. Je mentionnerai quelque chose qui s’est produit au début de mon mandat et m’a laissé très perplexe. Je veux parler de la question du survol du Sud-Liban par l’aviation israélienne à la fin de la deuxième guerre du Liban en 2006. La France accusait Israël (l’affaire était très médiatisée) de faire peser une menace sur le contingent français de la Finul. J’avais été convoqué de manière abrupte par le ministre des Affaires étrangères, Philippe Douste-Blazy. Il avait été question de « gestes menaçants de l’aviation israélienne ». Je me suis demandé et j’ai demandé à mes interlocuteurs s’ils pouvaient imaginer une situation dans laquelle un soldat israélien pourrait causer le moindre tort à un soldat français. Nous sommes des pays alliés, même si nous avons des désaccords. C’était un choc pour moi, en raison de la violence. J’en ai appris la façon de désamorcer une crise.
C’est-à-dire ?
Une fois passée l’attraction médiatique et une fois que les vagues se sont calmées, nous nous sommes mis à la tâche ; nous avons tout fait pour nous comprendre. Nous avons initié des contacts entre spécialistes, militaires, politiques pour préciser les besoins israéliens, les lignes rouges françaises. Depuis c’est un non-sujet. J’ai vu, à cette occasion-là, à quel point la passion pouvait interférer dans nos relations. Il faut s’expliquer davantage, essayer de désamorcer les crises avant qu’elles n’éclatent. Il y a eu d’autres désaccords pendant les quatre ans que j’ai passés ici, mais ils ont été traités différemment. J’ai trouvé, en face de moi, des interlocuteurs français qui trouvaient utile que notre dialogue soit basé sur la franchise.
Vous avez utilisé le mot passion. Même chez des fonctionnaires, des diplomates, c’est un élément qui entre en ligne de compte ?
Oui, il y a quelque chose de très passionnel dans la relation, ce qui a évidemment aussi beaucoup d’avantages.
Vous pensez à des moments particulièrement heureux ?
Il y a des moments extraordinaires et des moments de colère, d’amertume. Les réactions sont un peu démesurées. De temps en temps on se dit des choses d’une manière qui n’est pas habituelle dans les relations entre deux pays. Parfois, je me demande si c’est véritablement un diplomate qu’il faut pour gérer cette relation ou un psychiatre. Il y a quelque chose de très fort dans cette relation. Une des avancées, au cours de ces quatre années, c’est que nous avons réussi à dépassionner un peu cette relation, à la normaliser, à la ramener à une entente, à quelque chose d’un peu plus rationnel, davantage basé sur l’amitié que la passion.
Vous venez d’évoquer un moment difficile de votre mandat. À l’inverse, avez-vous un très bon souvenir ?
La visite d’État de Shimon Pérès à Paris, en mars 2008, a sans doute été le moment le plus fort. Le président Nicolas Sarkozy avait dit que la première visite d’État sous son mandat serait celle du président de l’État d’Israël, Shimon Pérès. Il a tenu parole. Il a donné le ton à une visite pleine de contenu et de symboles. Arrive Shimon Pérès, l’artisan de l’âge d’or des relations franco-israéliennes dans les années 50, 60, l’homme qui a vécu les moments difficiles de ces relations. Il arrive donc à Paris pour marquer le renouveau de cette relation particulière avec un interlocuteur très amical, Nicolas Sarkozy. Shimon Pérès, fort de son passé, a pu rappeler que ce n’était pas une nouveauté de voir la France et Israël proches et que des décennies difficiles n’avaient pu effacer ce fond d’amitié. J’ai ressenti comme un grand privilège de pouvoir participer à cela. Ce fut le premier grand moment symbolique. Ont suivi le Salon du Livre, la visite de Nicolas Sarkozy à Jérusalem, les célébrations du 60è anniversaire de l’État d’Israël. 2008 a été une année forte en symboles, mais dans les coulisses aussi ça a bougé. C’est là que se sont forgés les liens de dialogue que j’ai mentionnés auparavant dont nous bénéficions jusqu’à maintenant.
Passons à quelque chose que vous connaissez aussi très bien, la question de l’image d’Israël. De 1990 à 1994, vous étiez en charge de la communication à l’ambassade d’Israël à Paris. La communauté juive de France vit souvent très mal ce qu’elle voit à la télévision ou sur Internet. Avez-vous l’impression, qu’au fil des ans, l’image d’Israël s’est améliorée ou qu’il y a toujours beaucoup de travail à faire ?
Je ne choisirai pas entre les deux ! L’image d’Israël s’est beaucoup améliorée, mais il reste encore du travail à faire. J’ai un certain recul dans ce domaine et je dis, sans la moindre hésitation, que pendant la première Intifada et la guerre du Liban, nous avons connu une situation bien pire qu’aujourd’hui. Mais je comprends le sentiment que ressentent beaucoup d’amis d’Israël, juifs ou non-juifs, par rapport aux médias français. La frustration est vécue dans le quotidien, dans l’immédiat. Vous voyez un reportage qui vous énerve ou bien vous lisez un article dans un journal qui vous fait sursauter (et ça arrive !), vous dites : « les médias français sont anti-israéliens ». Ce n’est pas une conclusion après une étude précise de la presse française. Personnellement, je suis certain que la situation s’est améliorée à deux niveaux par rapport au début des années 90. À l’époque, il y avait une sorte de parole unique qu’on voyait et lisait partout, dans tous les médias. Aujourd’hui, il y a une plus grande variété d’opinions. Il y a davantage d’articles spontanés qui défendent la position d’Israël. C’est la première amélioration. La deuxième, c’est la plus grande diversité des sujets traités par la presse française.
Je sais que vous avez oeuvré à cela et que vous y tenez…
Depuis mon arrivée, susciter l’intérêt pour des sujets variés a été une de mes priorités. J’y tiens, comme vous le savez. Il est important que l’on voie des articles sur la croissance israélienne, la technologie, le cinéma, la société, le mode de vie (un restaurant branché à Tel-Aviv par exemple). Ce n’était pas spontané, il a fallu y travailler. Aujourd’hui, je crois que c’est acquis. Je ne citerai qu’un exemple : la façon dont la presse française a défendu le cinéma israélien quand le circuit Utopia a voulu boycotter un film israélien.
Pendant des années, nous avons eu l’impression qu’Israël n’était pas conscient de l’importance de la guerre médiatique qui se jouait à côté de la guerre classique. Pensez-vous que les choses ont évolué ?
Je suis réaliste. Tout n’est pas faisable. Il y a certains handicaps. Tout le monde sait que dans la réalité, c’est le plus fort qui gagne. Dans la guerre médiatique, c’est le plus fort qui perd. Quand vous avez une image d’un char d’assaut face à un terroriste en kalachnikov (je ne parle même pas d’un enfant avec une pierre), toute la communication du monde ne parviendra pas à faire que le public ait de la sympathie pour le char d’assaut. Mais, je dois vous dire que je préfère que mon fils, qui fait son service militaire, soit dans un char d’assaut. Ce sont les limites, mais ça ne nous dédouane pas du travail que nous devons faire. Nous travaillons dur, mais c’est une bataille permanente. Nous comptons aussi sur les amis d’Israël. Le pouvoir n’est plus uniquement dans les mains des journalistes. Chacun peut, sur Facebook ou Twitter, faire passer un message.
Les choses ne se sont pas toujours très bien passées entre vous et la communauté. Quel souvenir garderez-vous de la communauté juive de France qui a un attachement très fort à Israël ?
Les bons souvenirs ont entièrement effacé les mauvais. La communauté et ses institutions ont manifesté amour et passion pour Israël. Je leur ai servi de canal pour communiquer cela à mon pays. C’était pour moi une expérience unique. J’ai côtoyé d’autres grandes communautés juives dans le monde, mais le degré d’attachement de la communauté juive de France à Israël est inégalable. Je me suis toujours senti entouré, soutenu, en région parisienne mais aussi dans les petites villes de province. J’ai considéré la communauté comme une grande famille. Je sais que je retrouverai ses membres en Israël.
Vous quittez d’ici quelques jours Paris, quel poste allez-vous occuper ?
Dans mon métier, les nominations se font à la dernière minute. Donc je ne sais pas quel poste je vais occuper. Mais je rentre en Israël et compte y rester quelques années pour être près des miens et pour me ressourcer. Après six années d’absence, Israël me manque.
Le moratoire sur les constructions s’est terminé dimanche 26 septembre à minuit. On a l’impression que les négociations ne tiennent qu’à un fil. Qu’en pensez-vous ?
J’espère que non. Je sais que des efforts se poursuivent pour trouver une formule acceptée par les deux parties, malgré la fin du moratoire. Je trouve surtout que cela souligne la grave erreur commise par les Palestiniens qui ont attendu neuf mois sur dix du moratoire avant de commencer à négocier. Toute l’idée de ce moratoire était de donner un souffle, un espace de temps à la reprise des négociations. Si nous étions déjà dans le vif du sujet, après six ou sept mois de négociations, la question ne se poserait peut-être pas, parce que l’atmosphère serait différente. Malgré tout j’espère qu’il n’y aura pas de rupture des négociations.
Même si les négociations reprennent, il y a le Hamas et le Hezbollah qui sont fondamentalement hostiles à la paix...
La logique derrière la volonté de négocier c’est de marginaliser et de neutraliser, en quelque sorte, la menace qui vient du sud et du nord, d’organisations différentes, mais d’inspiration iranienne, islamiste, de ceux qui ont d’autres intérêts que la paix dans la région. Il faudra un travail de longue haleine pour désamorcer ces forces. En ce qui concerne l’Iran, on a assisté, ces derniers mois, au niveau international, à une mobilisation plus ferme et plus unanime afin d’imposer des sanctions et d’exercer une pression accrue sur le régime d’Ahmadinejad. Ce sont des pas dans la bonne direction, mais je crains que nous ne soyons encore loin du compte pour arrêter le programme nucléaire iranien.
L’Iran, c’est très préoccupant?
Très préoccupant, pour Israël, pour la région. L’Iran qui se voit en tant que puissance régionale représente sans doute une menace aussi grande pour les pays arabes de la région que pour Israël. Au-delà, c’est une menace pour la paix dans le monde. Le président de la République, Nicolas Sarkozy a dit, à plusieurs reprises, que la nucléarisation de l’Iran constituait le défi no 1 auquel devait faire face actuellement la communauté internationale. Il le dit par rapport aux intérêts vitaux du monde occidental.
Photo (Daniel Shek et Haim Musicant) : © 2010 Alain Azria