Le Point.fr : La révélation de ce document vous surprend-elle ?
Robert Paxton : Oui, c'est absolument sidérant. Et surtout la façon dont il a été révélé : un "donateur privé" qui l'a remis au Mémorial de la Shoah... Il aurait dû être dans les archives nationales depuis tout ce temps, mais il a été aux mains d'un personnage privé qui l'a gardé pendant 70 ans ! Quelqu'un l'avait-il volé, pris, pour protéger la réputation du Maréchal ? Il est aussi curieux qu'il n'y ait qu'un seul document de ce genre. Peut-être que ce mystérieux donateur va sortir d'autres documents ?
Change-t-il fondamentalement votre vision du maréchal Pétain ?
Absolument, oui, s'il est authentique, ce qui a l'air d'être le cas - même si je précise qu'on a vérifié l'écriture, mais il faudrait également analyser le papier. Ce document annule l'image d'un Pétain qui ne participait pas à l'antisémitisme. On savait qu'il tolérait l'antisémitisme dans son entourage. J'ai écrit dans La France de Vichy qu'il était "indifférent" au sort des Juifs... Mais ce document bouleverse cette interprétation. Il passe du statut de l'acteur passif à l'acteur véritable. Il aurait même été plus loin que ses collègues...
Ces annotations suffisent-elles à le prouver ?
Oui, bien sûr. Car à l'automne de 1940, Pétain était un vieux monsieur, certes, mais tout le monde témoigne de sa bonne santé, de sa lucidité. En 1943, 1944 c'était autre chose, il commençait à être fatigué, il ne se souvenait pas de tout. Mais en 1940, il n'est pas concevable qu'il ait été manipulé ou que quelqu'un l'ait fait annoter exclusivement de sa propre main ce document. D'ailleurs cela ne correspondrait pas non plus avec ce qu'on sait de son rôle actif dans la vie du gouvernement de l'époque.
À quelle autre découverte majeure sur le régime de Vichy peut-on comparer ces révélations ?
L'autre découverte clé a été la prise de conscience que Vichy avait émis le statut des juifs indépendamment de toute pression allemande, de sa propre initiative. C'était le changement d'interprétation le plus important qu'il y ait eu avant, le point historiographique qui a marqué le débat et qui est d'ailleurs maintenant généralement accepté : le statut des juifs n'était pas la conséquence d'un diktat allemand. Cela venait de l'intérieur du régime. En fait, à chaque fois qu'il y a quelque chose de nouveau sur Vichy, c'est explosif, évidemment. L'historiographie de cette période avance par secousses, par polémiques. Ça provoque toujours un tollé.
L'image du maréchal Pétain dans l'inconscient collectif est-elle juste, à votre avis ?
Le maréchal Pétain est toujours un personnage dont la réputation est discutée. Si les historiens, pour la plupart, pensent qu'il a joué un rôle actif à Vichy, je ne suis pas sûr que le grand public partage cet avis. Les manuels scolaires français ont aussi une image assez dure du rôle de Pétain comme partisan de la collaboration, mais je crois qu'une partie du public préfère parler de lui comme d'un vieillard, une image plus anonyme....
Comment expliquer ces différences de perception ?
D'abord, au moment du procès de maréchal Pétain, il y a eu une certaine volonté de le protéger, de le présenter comme une victime, quelqu'un qui était en désaccord avec Laval. L'hypothèse de ses défenseurs était qu'il jouait à un double jeu avec les nazis. Il aurait été, selon eux, le bouclier de la France tandis que de Gaulle en était l'épée. Ensuite, il y a un phénomène commun à beaucoup de pays, et notamment aux États-Unis, qui est une volonté de ne pas trop noircir les héros nationaux, dire que chacun a fait de son mieux...
Quelle est l'image du maréchal Pétain outre-Atlantique ?
Aujourd'hui les anciens combattants de la Première Guerre mondiale ont disparu, mais il a été connu d'abord comme le général français qui a accueilli les troupes américaines. Il y avait une vraie affection pour le général Pétain de 1917 de la part des anciens combattants, de leurs enfants et petits-enfants. Il y a même eu une polémique ici, lorsqu'une petite ville de l'État de New-Jersey a eu une rue "Pétain"... Et puis avec la deuxième guerre, les Américains ont eu tendance à mettre eux aussi toute la responsabilité sur les épaules de Laval. Donc ici aussi, son image est complexe.
Ces révélations apportent-elles un nouvel éclairage sur les autres personnages du régime de Vichy, comme Laval ?
Bien sûr. On va voir, mais le résultat c'est qu'on verra Pétain et Laval comme travaillant ensemble, main dans la main. On ne verra plus Laval comme jouant un rôle à part. Cela va peut-être diminuer sa responsabilité.
Cela vous donne envie de travailler dessus ?
Oui, beaucoup (rires). Toute cette histoire est très curieuse. C'est un évènement très important, évidemment. Et je constate que mon téléphone sonne beaucoup...
Propos recueillis par Pauline de Saint Remy
Photo (l'historien américain Robert Paxton) : D.R.