Cette voix et cette présence forte, j’ai eu de nombreuses occasions de m’en nourrir, des rencontres du Festival de Fès à celles de l’IMA, et de l’UNESCO au Salon du livre de Casablanca. Mais j’ai surtout eu le privilège de côtoyer Mohammed Arkoun en deux circonstances majeures de ma vie d’homme et d’éditeur, où j’ai pu prendre la mesure d’une personnalité qu’aucun obstacle ne pouvait arrêter, dès lors qu’il avait décidé d’aller jusqu’au bout d’une idée novatrice porteuse d’humanisme. Deux aventures collectives dans lesquelles il fit figure de « meneur » : l’une éditoriale, l’Histoire de l’islam et des musulmans en France du Moyen Âge à nos jours, l’autre interculturelle, le voyage judéo-arabe à Auschwitz de 2003. Le meilleur hommage que l’on puisse rendre à cet homme de conviction est, je crois, de rappeler quelques paroles fortes qu’il eut en ces deux occasions.
Lorsque nous tentions, avec le père Emile Shoufani, Rachid Benzine, Abdelwahab Meddeb, Amar Dib et quelques autres, de convaincre les musulmans de France de participer activement, aux côtés des Arabes israéliens, au voyage judéo-arabe à Auschwitz dont le curé de Nazareth avait lancé l’idée, l’obstacle majeur était la question de la réciprocité : beaucoup de nos interlocuteurs ne concevaient pas de faire un geste de reconnaissance envers la souffrance historique du peuple juif, sans qu’il y ait en retour des gestes similaires envers, par exemple, la souffrance du peuple algérien due au colonisateur, ou, à tout le moins, celle du peuple palestinien due à Israël. Nous étions fin 2002 début 2003, dans l’ambiance survoltée qui était l’écho en France de la seconde Intifada et de sa répression, alors que la guerre de Bush en Irak se profilait à l’horizon, justement pour ce printemps 2003 où nous projetions de réaliser ledit voyage…
C’est au cours d’une séance mémorable entre musulmans, en présence du père Shoufani et sous le regard bienveillant de Jean Lacouture, que le professeur Arkoun fit entendre sa voix avec fermeté : il n’était pas question pour lui de faire de ce voyage le résultat d’une négociation, liée directement ou indirectement au conflit israélo-palestinien, cela reviendrait à détruire la singularité de la question posée par Emile Shoufani. « Cette question, tonna-t-il, est celle de la Shoah comme échec d’une civilisation dite «de progrès », qui a cru pouvoir rendre compte de l’humain par la seule raison moderne, et a montré qu’elle portait en son sein le monstre de l’inhumanité… et de la pire irrationalité. Cette question est universelle, ladite civilisation étant devenue planétaire, après avoir soigneusement occulté l’abîme ouvert en elle par l’événement Shoah ». Il fallait donc placer la présence d’Arabes à Auschwitz sous le signe de cette universalité, et en exclure toute revendication d’une quelconque réciprocité, « sinon, s’exclama-t-il, je considère qu’on baisse la garde sur l’essentiel, et je me retire ! ».
L’argument, et la force avec laquelle il avait été affirmé, furent décisifs. Il fut approuvé plus tard par Leïla Chahid elle-même, mais dès ce jour-là, grâce à l’intervention du « patriarche » qui s’était montré le plus radicalement novateur, nous savions que notre projet était en bonne voie. Et si Mohammed Arkoun ne put être présent physiquement à ce voyage en mai 2003, c’est uniquement parce qu’il participait alors au jury du Prix UNESCO pour l’Education à la Paix, et qu’il entendait profiter de cette concomitance pour faire attribuer ce prix au père Shoufani. Effectivement, ayant eu gain de cause, il lui revint d’en avertir lui-même le curé de Nazareth, qui était alors à Auschwitz avec les cinq personnes du voyage.
Arkoun, l’homme de fraternité. Arkoun, le professeur. Celui-ci fut amené à diriger quelques années plus tard – après l’avoir conçue, murie, et longuement discutée avec Anne-Sophie Jouanneau et moi-même – cette entreprise éditoriale sans précédent qu’est l’Histoire de l’islam et des musulmans en France du Moyen Âge à nos jours. 1250 pages, 70 contributeurs, 300 images… C’était, écrivait-il dans son introduction, « la première fois que l’on tentait de présenter au public francophone les modes et les niveaux de présence en France de l’islam et des musulmans, en remontant jusqu’au Moyen Âge. Les écueils nombreux et les difficultés pratiques ne nous ont pas fait reculer, ajoutait-il. Car nous mesurons depuis longtemps les graves ignorances réciproques qui ensevelissent les acquis émancipateurs des sciences de l’homme et de la société sous les représentations imaginaires des idéologies de combat et d’exclusion de l’Autre. Ainsi se trouve retardé l’avènement d’une véritable histoire solidaire des peuples… » Histoire solidaire, poursuivait-il, qu’ « un grand nombre d’acteurs portent déjà en eux et produisent dans leurs activités quotidiennes, pour redonner à la Méditerranée son ancienne appellation de Mare nostrum » Il appelait ensuite à développer l’écriture (et la lecture par le public) d’une « anthropohistoire compréhensive ( de cum prehendere, prendre avec) », à décrypter ensemble « la généalogie des mytho-histoires » qui ont trop souvent dressé les peuples les uns contre les autres, à scruter le mystère de ce qu’il appelait « l’inversion des parcours historiques », par laquelle les civilisations occidentale et islamique ont connu des périodes successives de « lumières » et d’obscurantisme de façon décalée… Enfin il invitait à reconsidérer en profondeur, jusque dans son étymologie et dans sa récurrence comparée dans le corpus coranique par rapport à d’autres termes, la notion même d’islâm.
Décidément, oui, cet homme-là nous a ouvert des portes…
Photo : D.R.