Mesdames et Messieurs,
Lundi 21 juin 1943, dans la torpeur somnolente de l’après-midi, la police secrète allemande réussit son coup de filet : la Gestapo fait irruption dans cette maison louée par le Docteur DUGOUJON.
Ici, sont arrêtés huit des principaux chefs de la Résistance, huit hommes téméraires - parmi lesquels, figure peut-être celui qui avait trop parlé. Jean MOULIN, alias « Rex » ou « Max », chef du Conseil National de la Résistance, fait partie du groupe. Et vous aussi Raymond AUBRAC.
Durant des jours et des nuits qui se confondent, pendant sa douloureuse incarcération, le sort de la Résistance dépend du silence de Jean MOULIN. Sous la torture, il endure et oppose le mutisme à la férocité des coups, l’inavouable au harcèlement des questions. Le séquestré connaît tous les noms, tous les codes, tous les plans. Son devoir dépasse la souffrance: il n’en trahira aucun.
Agonisant, le corps disloqué, Jean MOULIN emporte, dans le train qui le conduit vers l’Allemagne et vers la mort, les secrets qu’il a tus et qui l’ont tué. Pour lui, dans ce convoi funèbre, prenait fin un combat commencé le 17 juin 1940. Grâce à lui, ses compagnons restaient vivants et leur lutte pour la liberté pouvait se poursuivre jusqu’à la victoire.
17 juin 1940, jour de défaite et de honte, jour de tristesse et d’amertume, la voix tremblante du maréchal PÉTAIN appelle les français à déposer les armes. La France abattue, errante, foudroyée par l’avancée éclair des troupes allemandes, la France envahie est entraînée sur les chemins de la compromission.
Ce même jour, un officier, tout juste promu général de brigade, atterrit à Londres. Toute la nuit, dans un modeste appartement du côté de Hyde Park, Charles de GAULLE, convaincu de son choix et de son devoir, ajuste l’intervention mémorable et capitale qu’il prononcera le lendemain sur la BBC.
Ce même jour encore, dans les rues désertées de Chartres, Jean MOULIN, préfet d’Eure-et-Loir, se rend à l’inévitable convocation d’officiers allemands sans scrupules. Le préfet résiste et refuse de signer un document infamant. Et pour cause : tandis que les Sénégalais de l’armée française s’étaient battus héroïquement, les envahisseurs les accusent d’avoir violé, mutilé, massacré femmes et enfants.
Pour Jean MOULIN, il était hors de question d’accréditer ces mensonges. Face à la pression et la violence, il oppose l’honneur d’une nation meurtrie – l’honneur de ce pays qu’un nazi appelait devant lui un « pays de Juifs et de Nègres ». MOULIN se tranche la gorge avec des éclats de verre, pour ne pas risquer de céder, et montrer à ses bourreaux de quel côté se trouvait la défaite.
L’écharpe que Jean MOULIN portait – sur une photographie que tout le monde a en mémoire et qui avait été prise un an auparavant – camouflera désormais une cicatrice profonde. A l’automne 1941, lorsque le général de GAULLE rencontre Jean MOULIN à Londres, il y a sur le cou du Préfet, cette marque de vaillance.
Entre les deux hommes, la confiance fut immédiate. Ils ne se connaissaient pas, mais ils n’en n’avaient pas besoin pour se comprendre. Tous deux combattaient pour les valeurs suprêmes. Tous deux savaient combien la collaboration signait la déchéance morale et politique de la patrie. Tous deux vivaient dans la passion de la France libre et souveraine.
Pourtant, rien en apparence ne prédisposait Jean MOULIN à mettre spontanément ses pas dans ceux du général de GAULLE. Son père, Antonin MOULIN, professeur de lettres puis d’histoire au collège de Béziers, était radical, anticlérical et franc-maçon.
Homme de gauche lui-même, Jean MOULIN admirait Pierre COT, qu’il suivit au Ministère de l’Air, sous le Gouvernement du Front populaire. A priori, le préfet n’aurait pas de sympathie pour un militaire, que certains disaient maurrassien.
Face à la débâcle, face à l’urgence du sursaut, on ne réduit pas des hommes à leur sensibilité mais à leurs convictions.
Patriotes, Charles de GAULLE et Jean MOULIN étaient les hommes d’un peuple qui organisait sa renaissance au fond de l’abîme, d’un peuple qu’ils savaient capable de toutes les grandeurs à condition de surmonter ses peurs et ses divisions.
Jean MOULIN était venu à Londres chercher des moyens d’agir: de l’argent, des armes, un soutien logistique et moral. Il repartit avec la certitude qu’il avait eu devant lui l’homme qui incarnait l’honneur de la France.
A ce préfet qui avait sauvé celui de l’administration, et dont les talents d’organisation étaient connus, le chef de la France libre confia une responsabilité des plus grandes. Au tout début de l’année 1942, Jean MOULIN est parachuté dans les Alpilles avec une mission simple: l’unité.
L’unité, tout d’abord, des grands mouvements de résistance intérieure. L’unité, ensuite, de cette résistance intérieure et de la France libre dont le Quartier Général est à Londres. Pour que la France soit présente au jour de la victoire, il fallait que ses forces combattantes, toutes ses forces combattantes, forment un tout indivisible et solidaire.
Les historiens savent les difficultés que présentait cette mission. Ils savent aussi que dans d’autres pays occupés, les dissensions des mouvements de résistance entraînèrent leur affaiblissement conduisant à leur dislocation et à la guerre civile. Si la France échappa à une telle tourmente, ce fut, en grande partie, l’œuvre de Jean MOULIN.
Entre de GAULLE et MOULIN, l’entente ne fut pas seulement militaire : elle fut aussi politique. Lorsque, le 27 mai 1943, le Conseil National de la Résistance put se réunir pour la première fois, rue du Four à Paris, Jean MOULIN qui présidait énonça, au nom du général de GAULLE, les finalités du combat et les espérances de la victoire : rétablissement des libertés républicaines, exigence de justice sociale, indépendance nationale.
La Résistance était une organisation armée: elle devenait maintenant l’expression de la République. Une République où la fraternité des hommes prenait un sens fondamental. Une République où le rassemblement des volontés serait le sursaut et la grandeur retrouvée. Ceux qui rencontrèrent MOULIN ce 27 mai 1943 le virent particulièrement heureux. Une étape importante était franchie. On entrevoyait la lumière.
Daniel CORDIER a raconté comment il retrouva Jean MOULIN, vers le soir, dans une galerie d’art de l’île de la Cité. Il négociait la venue de gouaches de KANDINSKY à Nice, dans une galerie qu’il avait ouverte quelques mois plus tôt, à la fois pour se donner une couverture, mais également pour assouvir une passion personnelle.
Jean MOULIN était amateur d’art. Il collectionnait des œuvres contemporaines ; il avait publié des illustrations des poèmes de Tristan CORBIÈRES et des dessins satiriques, sous le pseudonyme de ROMANIN ; il s’était lié d’amitié, au temps où il était sous-préfet en Bretagne, avec Max JACOB et SAINT-POL-ROUX. En ce mois de mai, l’espoir souriait à Jean MOULIN. Il y avait dans l’air le parfum d’un avenir meilleur. C’était le printemps.
Mais peu de temps plus tard, « Max » est arrêté. De cette interpellation, les circonstances, aujourd’hui encore, n’ont pas été toutes éclaircies : défaillances individuelles, imprudences ou trahisons, auxquelles s’ajoutent les hasards de la malchance. La Résistance était humaine et donc faillible. Elle eut sa part de tragédie. Ceux qui avaient eu le courage d’agir furent des victimes autant que ceux que l’arbitraire des exécutions punitives avait choisis, autant que ceux qui craquaient sous les coups de leurs geôliers.
On sait quelle fut, sous la torture, l’abnégation sacrificielle de Jean MOULIN. Ni au Fort de Montluc, ni avenue Foch, au siège parisien de la Gestapo, il ne livra le moindre nom, même pas le sien… Aux bourreaux qui l’avaient identifié, il ne fit qu’une révélation, celle de l’orthographe. Il barra sur le papier qu’on lui tendait, le «s» ajouté par erreur à son patronyme; puis il mourut dans des circonstances indicibles, lui qui, en gardant le silence, s’exposa à un martyre atroce.
La mort de Jean MOULIN appartient à la légende. Ses actes appartiennent à l’Histoire.
Unifiée, la Résistance était de jour en jour plus forte. Peu à peu le sol se dérobait sous les pieds de l’armée d’occupation. La machine de la terreur se grippait. Les chaînes de la servitude craquaient. La peur changeait de camp. La répression n’en fut que plus cruelle.
Rafles, déportations, tortures, exécutions, les résistants savent le sort qui leur est réservé s’ils sont pris. Avec les armes, les journaux et les tracts, circulent les capsules de cyanure, ultime recours pour se soustraire aux sévices des tortionnaires. Jacques BINGEN, arrêté en mai 1944, avale la sienne pour ne pas trahir ce qu’il sait. Pierre BROSSOLETTE, qui a perdu sa dose de poison, se défénestre et laisse ses bourreaux dans l’ignorance de ce qui se prépare et qui sera leur défaite.
Sabotages, trains détruits, lignes de communication coupées, embuscades, pièges et diversions infligent à l’armée allemande des retards et des pertes décisives.
Dans la pénombre, les combattants de l’aube préparent le jour J.
« C’est la bataille de France et c’est la bataille de la France », clamera le Général de GAULLE.
A la fin de juillet 1944, lors de la percée d’Avranches, les troupes alliées lancent un assaut fatal. Le 25 août, la deuxième division blindée du général LECLERC entre dans Paris par la porte d’Orléans. Et le lendemain, le général de GAULLE descend les Champs-Élysées sous les clameurs d’un peuple rétabli dans sa dignité. Jean MOULIN avait semé le grain dans la nuit et l’on pleura son absence le jour de la moisson.
Parce qu’il l’unifia et parce qu’il mourut sans trahir, Jean MOULIN est devenu le symbole de l’armée des ombres. La France honore, à travers lui, le souvenir de tous ceux qui prirent les armes au nom d’un idéal; de tous ceux qui, pour vivre libres, acceptèrent le risque de la mort ; de tous ceux qui, face à la barbarie, se mirent en règle avec leur conscience.
« Le vent souffle sur les tombes/ La liberté reviendra/ On nous oubliera/ Nous rentrerons dans l'ombre », disait la Complainte du Partisan. La liberté est revenue et il n’y a pas d’oubli ! La mémoire des grands noms de la Résistance recueille aussi celle des combattants anonymes. Leur mort n’a pas été vaine. Elle nous porte. La justice n’existe, dans le monde et dans l’histoire, que par l’action des hommes de bien, et elle périt du sommeil de leurs convictions. Il y a, dans le destin de Jean MOULIN, une formidable leçon d’humanité.
Plus jeune sous-préfet de France en 1925, plus jeune préfet de France en 1937, Jean MOULIN avait eu une trajectoire brillante.
Mais René BOUSQUET aussi avait fait une carrière éclatante dans la préfectorale ; et lui aussi, figurait dans les cabinets de ministres radicaux. Pourtant, le jour où il fallut choisir entre le courage et la capitulation, entre la liberté et l’asservissement, un abîme sépara celui qui prêta ses talents aux agissements les plus odieux, et celui qui garda la tête haute au péril de sa vie ; celui qui resta au service d’une administration qui avait perdu toute morale, et celui qui défendit les valeurs sacrées sans lesquelles l’Etat Républicain n’a ni légitimité, ni honneur.
Dans ces heures dramatiques, le courage n’était pas une prédisposition naturelle. Il n’était pas non plus une affaire de sainteté. Séducteur, parfois mondain, le Jean MOULIN d’avant-guerre aurait pu froisser bien des moralistes de composition. Mais tous les hommes ont leur part de passion et tous sont capables, le jour venu, de révéler leur vérité et d’agir avec grandeur. La morale ne se confond pas avec une posture, seuls comptent les actes, à l’instant décisif.
Celui qui fut un maître de la nuit avait été solaire. Celui qui perdit son visage sous la torture avait souvent attiré les regards. Celui qui affronta la mort en face avait aimé la vie. Jean MOULIN avait le goût de l’art, de l’art qui rend l’existence plus belle, comme il avait foi en la justice qui la rend plus lumineuse. Son dernier croquis fut une caricature de Klaus BARBIE : elle mit le tortionnaire en fureur, parce qu’elle le rejetait dans l’enfer de ses choix, et signifiait, de la part de l’homme qui souffrait dans son corps, la victoire de l’esprit sur la brutalité et l’ignominie.
Cette maison où, un jour de juin 1943, se firent face l’horreur et la grandeur, devient aujourd’hui grâce à vous un mémorial. Elle entretiendra le souvenir des hommes et des femmes qui combattirent la tyrannie – les Compagnons de la France. Puissent les visiteurs qui passeront dans ces lieux entendre la voix intérieure qui dicta à Jean MOULIN le choix de la droiture, en un temps de déroute ; puissent-ils, de leurs pensées reconnaissantes, apaiser les derniers supplices de celui qui s’abandonna au sacrifice de sa vie pour que nous vivions libres.
Vive la République ! Vive la France !
Photo : D.R.
Source : gouvernement.fr