Vingt ans plus tard, et alors que l’image d’Israël et des Juifs s’est dangereusement dégradée dans notre pays, il me parait encore plus utile de rappeler ces faits : bonne lecture !
Pourquoi évoquer ici la disparition accidentelle d’Albert Camus, il y a trente ans le 4 janvier 1960 ? Il ne s’agit ni de nostalgie pour les rivages de Tipasa, ni d’un cousinage de circonstance : Camus, peu s’en souviennent, s’est comporté en frère pour les nôtres, et le rappeler s’apparente à un devoir élémentaire.
Sa fraternité s’est exprimée en des temps réellement tragiques, où le courage ne consistait pas à parader dans colloques (discipline dans laquelle nos intellectuels communautaires font preuve de compétence), mais à braver l’idéologie au pouvoir, pétainiste et antisémite, si bien acceptée en Algérie où le décret Crémieux ne fut rétabli que plusieurs mois après le débarquement allié. Elle a été, ensuite, celle d’un homme de vingt-neuf ans risquant sa peau dans la Résistance, jusqu’à la Libération de Paris et le premier numéro de « Combat » en août 44.
Cette fraternité était celle d’un authentique géant des lettres françaises et de la pensée contemporaine. Comprenons-en bien le poids, en ces temps cyniques où les chevau-légers de la nouvelle croisade qui nous agresse ont la consistance d’un Roger Garaudy.
Camus, né pauvre et mort exilé, ne posséda jamais que la passion d’un homme révolté. Il considéra, tour à tour comme ses frères, les musulmans colonisés puis les juifs traités en parias par le régime d’un vieillard lamentable. Venant d’un athée convaincu, cette affection portée au peuple du Livre a quelque chose de bouleversant, surtout quand on rapproche ses oeuvres maîtresses de l’époque qui les vit paraître : en 1942, l’absurde régnait ; il conduisit un héros de papier - le Meursault de « L’Etranger » - à la guillotine, tandis que des centaines de convois amenaient leur cargaison de chair et de sang aux crématoires.
Retrouvons Camus à Oran au début des années quarante. En ce temps là, un numerus clausus excluait les enfants juifs de l’enseignement public ; ils devaient aller dans des cours privés, souvent dirigés pas des professeurs juifs eux aussi, donc jugés indignes d’enseigner la belle culture de la douce France. André Bénichou demanda à Camus de travailler dans son école. Camus accepta, « expliquant Molière à ses élèves en leur faisant jouer une de ses pièces ». Une ancienne relation se joignit aux Camus et à leurs amis « en remarquant que la plupart étaient juifs ». Juifs, comme son amie Liliane Choucroun qui lui présenta un jour la future Francine Camus. Juifs, comme le docteur Cohen qui le soigna en 1942 pour une rechute de sa tuberculose. « Les délégués du gouvernement de Vichy, toujours empressés d’appliquer la législation nazie, apposèrent les scellés à la porte du cabinet du docteur Cohen. Le docteur recevait Camus chez son beau-frère, le docteur Pariente. « Bloqué en métropole par le débarquement américain de 1942, il retrouve dans la région du Chambon sur Lignon « un de ses vieux amis d’Algérie, André Chouraqui. Comme il étudiait la Bible, Chouraqui indiqua à Camus les passages qui traitaient de la Peste, et Camus en prit méticuleusement note » (1).
Voici pour les années noires. Il eut ensuite la renaissance de l’état d’Israël, et les reportages chaleureux de « Combat ». Plus tard, dans les années cinquante, il fut pour Albert Memmi un aîné bienveillant, préfaçant la première oeuvre d’un jeune inconnu (2). Deux ans avant de disparaître, c’est un Prix Nobel, désavoué par ses collègues docteurs ès bonne conscience pour avoir « défendu sa mère avant la justice », à l’heure des poseurs de bombes dans Alger la blanche. Evoquant les amitiés qui lui ont fait « garder cette grande force de joie et de vie sans laquelle un artiste n’est rien », il parle de « ses amis d’Israël, de l’exemplaire Israël qu’on veut détruire sous l’alibi de l’anticolonialisme, mais dont nous devons défendre le droit de vivre, nous qui avons été les témoins du massacre de millions de juifs et qui trouvons juste et bon que les survivants créent la patrie que nous n’avons pas su leur donner ou leur garder ».
L’amitié de Camus, trente ans après, réchauffe le coeur alors qu’il fait à nouveau froid en France. Elle est toujours présente, un peu pour nous protéger de la Peste « dont le bacille ne meurt ni ne disparaît jamais ».
Jean Corcos (article publié sur rencontrejfm.blogspot.com, le 4 janvier 2010)
(1) : j’ai eu le grand bonheur d’évoquer cet épisode avec André Chouraqui lors d’une interview par téléphone l’été 2001, émission que vous pouvez entendre sur ma page
http://jean.corcos.free.fr/, à la date de sa rediffusion (29 juillet 2007), quelques semaines après la disparition de cet invité.
(2) : j’ai eu également le bonheur de recevoir plusieurs fois Albert Memmi dans ma série « Rencontre ».
Photo : D.R.