Tribune
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Publié le 11 Décembre 2009

Pour saluer Beate et Serge Klarsfeld

C’est à moi que revient, cette année, le privilège de remettre, en compagnie de Philippe Labro, le prestigieux prix Scopus de l’Université hébraïque de Jérusalem à Beate et Serge Klarsfled.




La première chose qui vient à l’esprit pour évoquer l’itinéraire des Klarsfeld, c’est leur éminente solitude. Cela peut sembler bizarre quand on les voit, comme aujourd’hui, si puissamment célébrés. Mais c’est pourtant la réalité. Comme Claude Lanzmann pendant les années de réalisation de son chef-d’œuvre « Shoah », comme Raul Hilberg mettant des décennies à imposer sa monumentale «Destruction des juifs d’Europe», tout ce que les Klarsfeld ont fait, ils l’ont fait seuls, c’est-à-dire contre. Je me souviens de ma première rencontre avec Beate. C’était en 1972. Philippe Tesson m’avait demandé un portrait d’elle pour Combat. Elle avait déjà, à son actif, la gifle au chancelier Kiesinger, la loi permettant de juger en Allemagne les nazis condamnés en France, et tant d’autres choses. Mais, pour tout cela, pour ces montagnes qu’elle avait soulevées, elle avait trouvé, en travers de son chemin: les intéressés qu’elle pourchassait; les Etats qu’elle provoquait; les institutions, y compris juives, qu’elle dérangeait. Les Klarsfeld étaient une institution à eux tout seuls. Mais ils étaient – ils sont encore? – terriblement, parfois désespérément, seuls.



Comment fait-on quand on est seul et qu’on a, comme Lanzmann, comme Hilberg, des montagnes à soulever? Eh bien, on ruse. On invente des stratagèmes. On s’engage dans la stratégie de la dissuasion du faible au fort qui est la stratégie des guerres de guérilla. Et c’est la seconde chose qui frappe chez les Klarsfeld. Ce sont des guérilléros. Ils se conduisent, ils se sont toujours conduits, comme des activistes de l’antinazisme. Ils croient, ils ont toujours cru, que tous les moyens sont bons, tous, quand on a sur le dos la bataille de la mémoire. Tous les moyens? Le kidnapping, pour Barbie. La mystification, comme dans l’affaire, si drôle, du faux communiqué annonçant – comment l’intéressé eût-il démenti? – que François Mitterrand renonçait à fleurir, chaque année, la tombe du maréchal Pétain. Des alliances tactiques étranges. Sans parler de telle déclaration de Serge avouant qu’il ne pleurerait pas s’il apprenait, un jour, qu’un Alois Brunner n’était pas mort de mort naturelle. La mémoire, pour les Klarsfeld, c’est la guerre.



La guerre pour quoi? C’est l’autre question. Et la réponse n’est, de nouveau, pas si évidente qu’il y paraît. En principe, bien sûr, pour le Droit ; sauf que les Klarsfeld ont toujours dit qu’ils n’aimaient pas tellement le Droit comme tel. En principe, pour la Justice ; sauf que les Klarsfeld savent qu’il y a des crimes si monstrueusement inhumains qu’aucun jugement humain ne pourra jamais les mesurer ni les réparer. En principe, pour la morale, sauf que les Klarsfeld sont bien trop froids, bien trop guerriers encore, pour se soucier de faire la morale à des Barbie, des Papon, des Touvier dont Arno Klarsfeld, leur fils, a maintes fois souligné qu’ils n’ont jamais manifesté le moindre regret ni remords. Non. Le vrai combat des Klarsfeld ce n’est ni le Droit, ni la Justice, ni la Morale, c’est la Vérité. Cette injection de Vérité dont un grand écrivain français, Louis Ferdinand Céline, disait, en 1933, dans son «Hommage à Zola», qu’elle est le seul antidote sérieux aux dictatures. Cette injonction de Vérité dont Sigmund Freud ajoutera, quelques années plus tard, qu’elle est la condition de la civilisation.



Et puis enfin l’essentiel : ce moment, le plus bouleversant dans l’aventure des Klarsfeld, où ils s’avisent que rien ne sert de poursuivre les bourreaux si l’on ne prend en compte leurs victimes – et où ils s’engagent, de ce fait, dans le grand œuvre de leur vie : la construction, dans sa double version de pierre et de papier, du Mémorial de la déportation des juifs de France. Beauté de cette vie d’homme habité par les morts, dialoguant en secret avec eux et qui, comme Solal, le héros de « Belle du Seigneur », vit une sorte de double vie : le jour avec les puissants, les princes de la gentilité ; la nuit avec les ombres, les fantômes, les enfants jamais grandis, les âmes tirées des limbes. Et beauté de ce geste de dénombrement qui retrouve, peut-être sans le savoir, le geste juif le plus ancien – celui des « Nombres », qui n’étaient qu’une longue énumération de noms ; celui de « L’Exode», dont le vrai titre, en hébreu, était « Les Nombres » ; et même celui de Franz Kafka se récriant, face au jeune musicien venu lui annoncer son intention d’écrire un drame juif prenant pour sujet la foule juive anonyme : « mais non, malheureux ! le judaïsme c’est le nom ; il ne reste rien du judaïsme s’il ne reste l’acte de nommer et de bien compter les noms ».



Je termine en prononçant le nom d’un précédent lauréat du prix Scopus. Un autre fils de déporté. Un homme qui aurait pu être l’une de ces ombres pieusement archivées par cet homme-tombe qu’est devenu Klarsfeld. Mais un lauréat qui n’a pas pu être des nôtres car retenu par une de ces sombres histoires qu’aurait pu imaginer, justement, Franz Kafka et qui lui dessine une existence finissant comme elle a commencé – traquée, enfermée. Ce lauréat 2003 du prix Scopus, j’invite les responsables de l’Université hébraïque de Jérusalem à rappeler qu’il n’a, chemin faisant, et bien évidemment, rien perdu des vertus qui les ont conduits, il y a six ans, à l’honorer. Il se nomme Roman Polanski.



Bernard-Henri Levy (Article paru dans le Point du 10 décembre 2009)



Photo : D.R.