« Intellectuel ». D’où vient ce mot magique au passé glorieux ? se demande l’auteur en préambule. La réponse est inattendue : Georges Clemenceau, alors patron de L’Aurore, l’a introduit dans notre vocabulaire le 14 janvier 1898 en publiant un Manifeste des intellectuels à l’occasion de l’Affaire Dreyfus.
Pour Régis Debray, l’archétype de l’intellectuel c’est le général de Gaulle lorsque, en 1940, il fait acte d’indiscipline, trahissant, en quelque sorte, son corps d’appartenance, l’armée. De même, pour l’auteur, lorsqu’un Catholique s’insurge contre sa hiérarchie, un Musulman ou un Juif contre ses représentants officiels (suivez mon regard…), ils se comportent en intellectuels. Tout comme un médecin qui contre son Conseil de l’Ordre. Bref, l’intellectuel, c’est le contestataire, l’empêcheur de tourner en rond.
Les récents événements où la religion se mêle à l’actualité, l’affaire des caricatures danoises, notamment, conduisent à se poser la question de la conduite de l’intellectuel en pareil cas. Notre Déclaration des Droits de l’Homme stipule que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public ». Texte fondateur de la liberté de la presse en France, l’article 11 de la déclaration des Droits de l’Homme est ainsi rédigé : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme. Tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». Enfin, il n’est pas inutile de rappeler que la loi sur le blasphème a été supprimée dans notre pays lors de la Révolution de 1789. Régis Debray, à notre grand étonnement, semble le regretter et fait remarquer que dans la plupart des autres pays d’Europe, elle subsiste sans être appliquée, comme d’ailleurs, précise-t-il, en Alsace-Lorraine. Et de remarquer que « la conviction est une opinion à fleur de peau où la sensibilité l’emporte sur l’intellect ». Ou encore, « On ne blesse pas une opinion, on la discute ou on la critique parce qu’elle tient au corps. Et on ne sacrifie pas sa vie pour une opinion. Les désaccords d’opinion se règlent par le vote, les conflits d’intérêt par une transaction, les guerres de religion se règlent dans le sang ».
Or, nous assistons aujourd’hui, par retour du bâton, dans nos sociétés européennes, à un retour du sacré. Que faire ? Régis Debray résume la solution qu’il propose par ces mots : « Nous estimons condamnable toute blessure morale qui repose sur une contrainte, que ce soit par obligation, par exemple une affiche outrageante sur la voie publique ou dans le métro, qu’on ne peut pas ne pas regarder, ou par interdiction, par exemple quand on censure à priori un livre ou un film ».
A l’heure, dit Debray, « où les tribus déchaînées font flèche de tout bois, chacune se vivant en citadelle assiégée, le socialement correct prend le relais du trop célèbre politiquement correct », et, ajoute-t-il avec humour et en jouant sur le vocabulaire, « il y aura bientôt quelque péril, je parle pour mon pays, à s’offrir son petit noir quotidien, à se cogner le petit juif sur le zinc en s’envoyant un blanc cul-sec au comptoir du coin, à se payer un petit-suisse au dessert et à dévorer un croissant au petit-déjeuner ». Et d’ailleurs, « jusqu’à quand, en solfège, une blanche pourra valoir deux noires » ?
Régis Debray s’inquiète fort justement. L’affaire des caricatures qui a entraîné une flambée de violence mondiale est encore dans toutes les mémoires. Comme il ne conviendrait pas à sa démonstration de se limiter à une « tribu », il cherche d’autres exemples. Lisons : « Tel groupe de pression catholique attaque en justice le film Amen de Costa-Gavras ; telle ligue musulmane demande l’interdiction du Mahomet de Voltaire » et… « tel Conseil Représentatif des Institutions juives soutient la plainte d’un sectaire contre le correspondant de France-Télévision à Jérusalem, coupable d’enregistrer le monde tel qu’il va dans les territoires occupés… ». Surprenant, car l’exemple, qui n’a d’ailleurs rien à voir avec la religion, est d’autant plus mal choisi que les tribunaux viennent de donner raison au sectaire ! Qu’on nous permette de ne pas suivre Debray sur son choix d’exemple relatif à la « tribu juive ». Le parallèle proposé plus loin entre l’assassinat d’Itzhak Rabin en Israël et celui de Théo Van Gogh à Amsterdam est, lui, plus probant.
Reste que ce petit livre soulève des questions d’actualité qu’on ne saurait passer sous silence.
Jean-Pierre Allali
(*) Editions du CNRS. Juillet 2008. 64 pages. 5 euros