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Publié le 25 Novembre 2008

Pages juives (*)

Face à la prolifération exponentielle des œuvres littéraires de tous ordres, les anthologies sont indubitablement des outils de travail nécessaires et précieux. C’est pourquoi, régulièrement, il s’en publie. La littérature d’expression « juive » ou « hébraïque » n’échappe pas à la loi du genre. Ainsi, pour ce qui est de la période récente, on a pu apprécier Le livre des passeurs. De la Bible à Philip Roth. Trois mille ans de littérature juive d’Eliette et Armand Abécassis (1) et, dans le domaine plus limité du judaïsme libéral, l’Anthologie du judaïsme libéral. 70 textes fondamentaux de Pierre Haïat et du rabbin Daniel Farhi (2).


Ce type d’ouvrage, dont l’utilité, redisons-le d’emblée, est évidente n’échappe pas à un défaut majeur que les auteurs reconnaissent volontiers : l’impossibilité d’être exhaustif d’où des oublis que d’aucuns jugeront fâcheux. « C’est pourquoi, même si toute anthologie est un choix arbitraire, choix des auteurs, choix des extraits, nous n’avons pas voulu obligatoirement retenir des fragments pour leur qualité intrinsèquement littéraire. Nous avons clairement privilégié une expression juive ».
L’ouvrage obéit à une logique chronologique, partant de la Bible, du Talmud et de la Kabbale pour s’achever par la littérature contemporaine notamment israélienne.
Chaque extrait est précédé d’une notice explicative qui permet d’aborder le texte en toute connaissance du sujet. Après des morceaux bibliques choisis de « Béréchit » aux Livres d’Ezra et de Néhémie, voici l’époque de la domination gréco-romaine avec, notamment, La Guerre des Juifs de Flavius Josèphe. Puis vient un choix de prières liturgiques avant un long développement sur le Talmud et un parcours passionnant de l’abondante littérature mystique et théosophique autour de la Kabbale.
Le Moyen Âge, ensuite, qui voit l’éclosion, de Troyes en Champagne, avec Rachi à l’Espagne, avec Abraham Ibn Ezra en passant par la Provence ou l’Afrique du Nord, de commentateurs, de poètes, de voyageurs. Quel plaisir de lire ou de relire cette « Chanson à boire » de Samuel Ibn Nagrila ou ce passage des « Devoirs du cœur » de Bahya Ben Yossef Ibn Paqûda ! Ou encore cette « Vénus » si profane et si touchante, précisément d’Abraham Ibn Ezra.
Fondé par le célèbre Rabbi Israël Baal Chem Tov, en Ukraine polonaise, le hassidisme génère une littérature qui a fortement marqué le judaïsme de l’est de l’Europe. Qu’on pense à Dov Ber, le fameux Maguid de Mézéritch, à Lévy Itshak de Berditchev ou à Rabbi Chnéor Zalman de Liady avec son monumental « Tanya ». Sans oublier celui qui sera le dernier Rabbi de Loubavitch, Menahem Mendel Schneerson dont le portrait continue de trôner dans des milliers de foyers juifs à travers le monde.
Puis vient le siècle des Lumières et, avec l’émancipation, l’entrée de plain-pied des Juifs dans le monde moderne. Voici Moïse Mendelssohn et Léopold Zunz, Samson Raphaël Hirsch et Henri Graetz, voici le temps des philosophes juifs, Martin Buber, Franz Rosenzweig , Jacob Gordin qui sera le maître à penser de Léon Askénazi Manitou, Emmanuel Levinas et tant d’autres.
Un chapitre est consacré à l’antisémitisme, un autre aux identités. Le sionisme, bien sûr avec, entre autres, les textes fondateurs de Moses Hess, de Léon Pinsker et de Theodor Herzl. Des textes forts sur la Shoah sont ensuite proposés, de Vassili Grossman à Romain Gary en passant par Anne Frank.
La création miraculeuse d’un Etat juif ressuscité, Israël, au lendemain de la catastrophe, voit l’éclosion de lettres hébraïques qui vont de pair avec la renaissance de l’hébreu. Bialik, Agnon, qui obtiendra le prix Nobel de littérature en 1966, Haïm Gouri, Amnon Shamosh, Abraham Bouli Yehoshua et bien d’autres.
L’ouvrage s’achève sur la littérature contemporaine : Philip Roth et Georges Perec, Albert Cohen, Isaac Bashevis Singer, Saül Bellow…
Un très beau travail, on le voit. Restent ces manques obligés dont nous parlions en préambule. Quelques exemples notoires à notre sens : pour ce qui est du chapitre consacré à la Kabbale, certes, Gershom Sholem, le grand spécialiste du sujet, est mis à contribution, tout comme le regretté Charles Mopsik. Mais quel dommage d’ignorer ces vulgarisateurs géniaux que sont Marc-Alain Ouaknin (3) et Gérard Haddad (4) ! On sera étonné aussi, dans un autre domaine, de l’absence du génial Menasseh Ben Israël, auteur de La Piedra Gloriosa et d’Esperança d’Israël (5) Autre chose : la littérature séfarade, notamment d’Afrique du Nord est relativement délaissée. Certes, l’incontournable Albert Memmi (écrivain tunisois et non algérois !) est présent et un honneur justifié est rendu à quelques individualités : Chochana Boukhobza, Emile Brami, Gisèle Halimi et Schmuel Trigano. Mais tout un pan de cette littérature est oublié. Qu’on songe, parmi des dizaines d’autres, dans les années trente, à Elissa Rhaïs, Ryvel, Vehel et Vitalis Danon (6) et, pour l’époque moderne, à une Nine Moati, à qui l’on doit une belle saga autour des « Belles de Tunis » et qui méritait, pour le moins, une mention. Tout comme Hubert Haddad, auteur d’une œuvre déjà monumentale et la talentueuse Karine Tuil, sélectionnée en septembre 2008 pour le prix Goncourt et bien d’autres encore. Les femmes, d’ailleurs, sont sous-représentées et la présence de Gluckel Hameln (7), contemporaine de Louis XIV et féministe avant l’heure, eut été souhaitable. La poésie fait aussi figure de parent pauvre. Le regretté Alain Suied (8), brillant traducteur de Celan, qui a porté à bout de bras pendant des années la poésie « juive » méritait de figurer dans une telle anthologie tout comme Pierre Haïat (9) qui, patiemment, au long des années, à recueilli une somme inégalée de poésie juive dans ses anthologies. Enfin, pour ce qui est des auteurs israéliens, un regret entre plusieurs dizaines : le brillantissime et original Etgar Keret (10). Sans oublier la bande dessinée, complètement oblitérée malgré le succès d’Art Spiegelman avec son remarquable Maus, prix Pulitzer ou, plus récemment, le talentueux Joann Sfar et son Chat du rabbin.
Encore une fois, c’est la loi du genre. Il eut fallu mille pages peut-être deux mille pour satisfaire tout le monde. Alors, malgré ces protestations de principe, ne boudons pas notre plaisir d’autant plus que l’ouvrage est agrémenté de plusieurs cahiers iconographiques de qualité, de précieuses notices biographiques des auteurs cités, d’un glossaire et d’une chronologie.
A posséder, à lire et relire et à conserver dans toute bonne bibliothèque.
Jean-Pierre Allali
(*) Sous la direction d’Emmanuel Haymann avec la collaboration de Jean-Jacques Wahl, Claudine Meyer, Philippe Haddad, Charles Mopsik, Haïm Nisenbaum, Francine Kaufmann et Séphora Haymann. Publié avec le soutien de l’Institut Alain de Rothschild. Editions Armand Colin. Juillet 2008, 450 pages. 31,50 euros.
(1) Voir notre recension du 21-09-07
(2) Voir notre recension du 21-12-07
(3) Dernière parution : Zeugma. Mémoire biblique et déluges contemporains. Editions du Seuil. Août 2008
(4) Qu’on songe, notamment, au remarquable Manger le livre. Rites alimentaires et fonction paternelle. Grasset. 1984
(5) Voir notre recension du 04-09-08
(6) Voir notre recension de Ninette de la rue du péché de Vitalis Danon du 07-05-07. Destins ou le ghetto à l’école de Ryvel a été également publié chez Le Manuscrit en 2007.
(7) Mémoires de Gluckel Hameln. Traduction et présentation de Léon Poliakov. Editions de Minuit. 1990
(8) Voir notre recension de son dernier ouvrage Laisser Partir du 19-11-07
(9)On lui doit notamment 35 siècles de poésie amoureuse. Anthologie. Editions Saint-Germain des Prés. 1979, Anthologie de la poésie juive du monde entier depuis les temps bibliques jusqu’à nos jours. Editions Mazarine. 1985 et Dieu et ses poètes à travers le bouddhisme, le christianisme, l’hindouisme, l’islam, le judaïsme et la poésie de tous les temps. Editions Desclée de Brouwer. 1987. Sur la poésie juive, Michèle Bitton nous a offert, en son temps, un superbe Poétesses et lettrées juives. Une mémoire éclipsée. Editions Publisud.1999.
(10) Auteur de récits savoureux tel L’homme sans tête et autres nouvelles. Editions Actes Sud. 2005.