Nathalie Zajde : La première question que je me suis posée était : les survivants et les enfants de survivants de la Shoah ont-ils des souffrances spécifiques ? Et si oui, comment soigner ces souffrances ? Dans ces groupes, il s’agit d’inviter ceux qui le souhaitent, quelque soit leur pathologie – certains présentent de grandes souffrances, d’autres n’ont pas de symptômes – à participer à la construction du savoir psychologique les concernant. Autrement dit, je veux que ce soit les anciens « enfants cachés », et les descendants de victimes de la Shoah qui élaborent eux-mêmes, avec l’aide des psychologues, la vérité sur leurs troubles et surtout qui cherchent les voies de guérison les plus adaptées. Je me refuse à plaquer des théories préexistantes. Le principe du dispositif ethnopsychiatrique des groupes de parole de survivants et d’enfants de survivants du Centre Georges Devereux repose sur une démocratisation du soin, et se veut, pour des raisons qui tiennent à la fois de l’éthique et de l’efficacité thérapeutique, un lieu d’élaboration et de discussion en commun des problématiques et des solutions.
Ce dispositif clinique, très efficace, gratuit, « démocratique », répond à un problème pratique et théorique dont personne ne parle mais qui me semble relativement grave : la majeure partie des travaux psychiatriques sur les souffrances des victimes de la Shoah et leurs descendants ne mentionne jamais l’identité juive des sujets de manière scientifiquement pertinente. Comme si le fait d’être juif était un artifice, qui n’avait aucune influence ni sur les raisons de la souffrance (la persécution antisémite) ni sur le soin. Et de fait, les théories psychologiques, psychiatriques ou psychanalytiques utilisées pour parler de cette population ne sont pas spécifiques, elles sont généralement strictement les mêmes que celles utilisées pour parler de n’importe quel patient, névrosé, pervers, psychotique etc. Ainsi les mêmes termes sont repris pour parler des souffrances psychiques des survivants du génocide du Rwanda, des survivants du Tsunami, et même de Palestiniens de Gaza ayant survécu à une riposte israélienne. Autrement dit, on est face à une confusion théorique et pratique qui empêche, selon moi, les progrès psychothérapiques. Dans les groupes de parole ethnopsychiatriques avec des survivants et descendants de survivants, nous avons choisi une position inverse en prenant largement en compte l’identité juive des participants et en cherchant à comprendre la singularité des troubles afin de trouver une thérapie singulière et donc plus efficace.
Prendre en compte l’identité juive dans un dispositif de psychologie clinique, c’est accueillir des problématiques plus authentiques : les souffrances liées à la persécution antisémite, les questions et angoisses qu’elles imposent aux survivants et aux générations suivantes. C’est aussi accueillir des problématiques actuelles qui taraudent nos patients : comment être juif après la Shoah ? Comment continuer à être juif alors qu’on a des enfants avec une personne non juive ou bien qu’on est soi-même un « métis judéo-chrétien » – pour reprendre l’expression de Catherine Grandsard. Comment cesser d’avoir peur ? Comment ne plus être effrayé par le passé? L’originalité du cadre ethnopsychiatrique c’est la prise au sérieux, par les psys, des angoisses liées à l’identité et la recherche de solutions spécifiques. Au bout d’une quinzaine d’années d’expérience clinique ethnopsychiatrique et après avoir accueilli plus de 350 survivants et descendants de survivants au Centre Georges Devereux (
www.ethnopsychiatrie.net/), je peux confirmer que cette approche procure des résultats particulièrement rapides et durables.
Pourquoi, dans les familles juives, les enfants des rescapés de l’extermination nazie font-ils les mêmes rêves que leurs parents alors que ceux-ci ont gardé le silence sur le traumatisme qu’ils avaient vécu ?
NZ : C’est en prenant en compte cette dimension identitaire de nos sujets que nous avons compris à quel point l’angoisse d’être juif, la peur associée au fait d’être juif ainsi que la question centrale du comment être juif et comment transmettre cette judaïté sont des problèmes que beaucoup de descendants de victimes de la Shoah se posent. Pour comprendre cela, il faut garder à l’esprit que la Shoah c’est à la fois le meurtre abominable et terrifiant de millions de personnes mais également la disparition totale et définitive d’une société et d’une culture. Cette disparition est un vrai problème pour les descendants de survivants de la Shoah : dans quel monde, être vivant ? Dans quel espace social et culturel être soi et heureux ? Comment hériter du passé, vivre dans la modernité et transmettre ce que l’on aura construit aux générations suivantes ? Après le cataclysme de la destruction des juifs d’Europe, ce sont ces questions dont héritent les seconde et troisième générations et qui se manifestent par des symptômes et troubles psychologiques. Ce sont ces problèmes auxquels les groupes de parole se doivent de trouver des solutions. Un individu seul ne peut répondre à des questions aussi lourdes, il lui faut un groupe, lui-même relié à un collectif vivant.
Dans l’un de vos ouvrages « Guérir de la Shoah : Psychothérapie des survivants et de leurs descendants » (Ed. Odile Jacob), vous rendez compte de quinze ans de travail clinique avec les survivants et descendants de victimes de la Shoah. Votre approche est originale, puisqu’au lieu d’aborder les survivants et leurs descendants en tant que victimes plus ou moins isolées d’un traumatisme impensable et indépassable, vous les invitez à se penser sujets de l’Histoire, membres de collectifs, attachés à des groupes culturels, sociaux, politiques, religieux, linguistiques, objets d’enjeux, témoins modernes d’un événement qui a constitué le paradigme a partir duquel on a pensé les guerres et génocides du 20ème siècle. Que vouliez-vous dire ?
NZ : Il est remarquable de noter que la Shoah est un drame pour les juifs, l’ensemble des juifs, mais également, constitue un précédent pour penser tous les grandes drames violents de l’humanité. Je suis surprise de constater qu’on part de la Shoah qui est une situation bien particulière pour ensuite la faire en quelque sorte « disparaître » dans une généralisation systématique. Avec cet effacement de la singularité juive de la Shoah s’est développé un goût insistant pour les victimes au point que cela en devient parfois malsain.
Ce qui m’intéresse avant tout, c’est comment sortir de cette souffrance morale et de la position de victime. C’est ce à quoi nous travaillons dans les groupes de parole ethnoposychiatriques de survivants et de descendants de survivants du Centre Georges Devereux. Penser les sujets non pas seulement comme victimes, mais comme membres de collectifs spécifiques, responsables, ayant des revendications, des forces et de réels projets existentiels. Les groupes de paroles doivent être l’occasion de trouver les moyens singuliers pour sortir de la position de malades et de victimes.
Finalement, qu'est ce que la psychiatrie propose comme interprétation à toutes les souffrances et toutes les angoisses des enfants de survivants, et comme solution? Quels diagnostics ont été posés: Psychose? Névrose? Border line? Dépression? Quelles étiologies: biologique? Héréditaire? Réactionnelle ? Quelles thérapeutiques : psychothérapies ? Médicaments ? (Anxiolytiques, neuroleptiques, antidépresseurs etc.) ?
NZ : La psychiatrie n’a pas su identifier d’invariant systématique pour les survivants ou descendants de survivants. Certes, le tableau clinique du fameux syndrome du survivant des camps de concentration a été proposé, mais c’est un large spectre de symptômes qui n’a donné lieu à aucune thérapie ni aucun médicament spécifique. Enfin, notons, ce qui n’est pas rien, qu’aucun survivant ayant été identifié souffrant du fameux syndrome du survivant, n’a jamais été reconnu guéri par les experts psychiatres — ce qui, on en conviendra, pose un grand problème ! À quoi bon isoler une pathologie si on ne trouve pas de thérapeutique, même soixante ans après ?
En Israël, où vous résidez actuellement, dans quelles directions placez-vous vos recherches ?
NZ : Je mène actuellement des recherches dans deux directions différentes : d’une part, sur ce que je nomme le « paradoxe des enfants cachés » : avoir du renoncer à être soi-même, à être juif, pour rester en vie ; et plus particulièrement sur ce que j’appelle les « stratégies de résistance identitaire » chez les enfants juifs cachés pendant la Shoah. Dans le cadre de mon détachement au CNRS de Jérusalem durant une année, je travaille étroitement avec l’Association Aloumim, association israélienne des enfants cachés en France. J’ai déjà pu constater l’originalité, l’intelligence et la diversité de ces stratégies identitaires. J’ai également été frappée par le fait qu’elles sont toujours très présentes à l’esprit des anciens enfants cachés, soixante ans plus tard. Parce qu’avoir du se cacher et avoir du changer plusieurs fois d’identité alors qu’on n’était encore qu’un enfant, reste encore de nos jours une expérience psychologique énigmatique pour les anciens enfants cachés. Ils sont friands de rappeler et de comparer des vécus qu’ils pensaient uniques, surpris et soulagés de constater que ces vécus étranges ont en réalité été le lot de la majorité d’entre eux.
Dans une tout autre direction, avec le docteur Anne-Marie Ulmann de l’hôpital de Beer Yaacov au sud de Tel Aviv, j’ai créé en 2005 la première consultation d’ethnopsychiatrie en Israël, destinée à venir en aide aux patients d’origine éthiopienne présentant des souffrances psychiques récalcitrantes aux traitements médicamenteux et psychothérapiques occidentaux des institutions psychiatriques israéliennes. Avec le docteur Ulmann, nous faisons une recherche sur la spécificité des souffrances psychiques des Éthiopiens en Israël et sur les moyens les plus adaptés de les soigner.
Propos recueillis par Marc Knobel
Repères biographiques de Nathalie Zajde :
Nathalie Zajde est maître de conférences en psychologie à l’Université de Paris 8 et chercheur associé au CRFJ. Elle est membre de l’équipe d’ethnopsychiatrie de l’Université de Paris 8, responsable de recherche et clinicienne au Centre Georges-Devereux depuis sa création. Elle est actuellement chercheur en délégation au Centre de Recherche Français de Jérusalem. Spécialiste du traumatisme, elle a créé en France les premiers dispositifs cliniques et de recherche pour les survivants et les descendants de victimes de la Shoah 1991. Elle est l’auteur de deux ouvrages de référence « Enfants de survivants » (1993), « Guérir de la Shoah » (2005) aux éditions Odile Jacob et de nombreux articles parus dans des revues scientifiques. Lors de son séjour en 2003-2004 dans la région des Grands-Lacs de l’Afrique, elle a créé et fait fonctionner un centre universitaire de recherche en psychologie clinique du traumatisme à l’Université du Burundi à Bujumbura. Elle a initié et anime, depuis novembre 2005, à l’hôpital psychiatrique de Beer Yaacov – au sud de Tel Aviv, la première consultation d’ethnopsychiatrie en Israël.
Ses principaux thèmes de recherche sont : 1. Pour une psychothérapie des Tsiganes. Construction de dispositifs spécifiques d'aide psychologique destinés aux populations tsiganes. 2. Création d'un lieu permanent d'aide psychologique aux victimes et aux descendants de victimes de la Shoah. 3. D'où viennent les enfants ? recherche sur les soubassements psychologiques et culturels de l’infertilité. 4. Traumatismes dans l’Afrique des Grands-Lacs — l’aide psycho-sociale dans une société en sortie de crise. 6. Immigrations et psychopathologies en Israël. Troubles psychiatriques et dispositifs psychothérapiques des populations juives et non-juives en Israël. 7. Résilience et intégration. Réhabilitation psychosociale en Israël des survivants de la Shoah et des « enfants cachés ».
*Nathalie Zajde estMaître de conférences de Psychologie Clinique et pathologique à l'Université de Paris 8