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Publié le 13 mars 2021 dans Le Point
La scène se passe en 2014, à Paris, au centre de documentation du Mémorial de la Shoah. L'historienne d'art Emmanuelle Polack, qui est alors en train de rédiger sa thèse sur le marché de l'art sous l'Occupation (1), est plongée dans l'épais bottin des familles spoliées. Avant de refermer le volume qu'elle a entre les mains, la chercheuse jette un œil à la lettre « p » et tombe, éberluée, sur son nom de famille. Il est certes mal orthographié, mais l'adresse qui suit est bien celle de ses grands-parents…
Emmanuelle Polack sait que son grand-père maternel est mort en déportation. Mais alors qu'elle a fait des spoliations nazies son domaine de recherche, elle ignore que les biens de ses grands-parents paternels ont été pillés. Une demande de restitution auprès de la Commission pour l'indemnisation des victimes de spoliations est aussitôt faite - elle refuse aujourd'hui, par respect pour les siens, d'en dévoiler la nature exacte et l'état d'avancement. Mais elle admet que la manière dont cette histoire personnelle longtemps ignorée fait écho à son travail la trouble. « C'était sans doute un moteur dont je n'avais pas conscience, dit-elle. À tous ceux qui me contactent, je conseille de commencer par consulter ce bottin : c'est une source mal connue, mais incontournable. »
Car c'est toute la difficulté de ces descendants de la troisième ou quatrième génération qui soupçonnent aujourd'hui une spoliation, souvent occultée par leurs ascendants : comment s'y prendre ? Or Emmanuelle Polack est l'une des rares chercheuses en France à pouvoir leur indiquer des sources, des centres d'archives, une méthodologie. « C'est une détective », raconte Pauline Baer de Perignon, qui l'a appelée à l'aide il y a quelques années quand elle tentait de démontrer les spoliations dont elle soupçonnait que son arrière-grand-père collectionneur avait été victime (2). « Emmanuelle [Polack] m'a d'abord réclamé une photo du salon de mes arrière-grands-parents et y a reconnu quantité de tableaux. Puis elle m'a suggéré de la suivre dans les centres de documentation où elle a l'habitude de travailler et d'observer sa manière de faire. Elle a une ténacité folle, j'ai essayé de l'imiter. »
Boîte de Pandore. Emmanuelle ne quitte jamais son cartable en cuir et son grand cahier Clairefontaine, qu'elle annote comme un cahier de laborantin, une méthode qui lui vient de son mari physicien. Elle hante en particulier, depuis des années, les archives de l'État fédéral allemand, à Coblence, les archives diplomatiques de La Courneuve, en France, les centres de documentation des grands musées français… Et depuis que Jean-Luc Martinez, président du Louvre, lui a confié il y a un an la mission d'établir la provenance des achats effectués par le musée entre 1933 et 1945, elle a son bureau dans le plus grand musée du monde. Or, que le Louvre, à l'image du travail qu'a déjà entrepris le Rijksmuseum d'Amsterdam, attribue un bureau et confie une mission officielle à Emmanuelle, lui donne des moyens et mette à sa disposition ses équipes de conservateurs est en soi une immense victoire… Car les grands musées français ont longtemps été réticents à ouvrir ce dossier délicat, à accéder aux demandes des familles et à reconnaître leur éventuelle part de responsabilité.
Ce qui sert de base à Emmanuelle dans ces recherches - dantesques -, c'est le catalogue d'une exposition présentée par le Louvre en septembre 1945, dont le nom laisse aujourd'hui songeur : « Nouvelles acquisitions réalisées entre le 2 septembre 1939 et le 2 septembre 1945. » Rarement dans leur histoire, le Louvre et les musées nationaux n'ont en effet tant enrichi leurs collections que durant cette période sombre. Se peut-il que cet enrichissement se soit fait aux dépens de familles spoliées ? « L'idée n'est pas de jeter la suspicion sur toutes ces acquisitions, déclare Jean-Luc Martinez, mais de lever le doute sur plusieurs centaines d'œuvres. » Sont concernés des tableaux et des dessins d'Eugène Delacroix, de Jean-Louis Forain, de Constantin Guys, d'Henry Monnier, entre autres…
Le temps presse. La boîte de Pandore est ouverte. Et alors que le grand public ne connaît jusqu'ici de l'histoire du Louvre pendant la guerre que la figure de son héroïque directeur Jacques Jaujard - qui organisa le déménagement et la sauvegarde des collections du musée avant l'invasion allemande -, il se pourrait que les recherches d'Emmanuelle Polack ternissent, ou du moins nuancent un peu, l'image du musée. « Je travaille de manière très constructive avec les conservateurs, dit-elle en souriant. Je ne suis pas Mme Épuration. » Ce à quoi Jean-Luc Martinez ajoute qu'il ne craint ni les découvertes de la chercheuse ni les éventuelles restitutions auxquelles elles pourraient donner lieu : « C'est l'honneur d'un grand musée comme le nôtre que de répondre à ces doutes de manière scientifique », affirme-t-il.
Sous sa présidence, en 2017, le musée a ouvert deux salles consacrées aux MNR, ces tableaux récupérés en Allemagne après la guerre et que les musées français ont l'obligation de conserver et de montrer régulièrement au public afin que les héritiers de leurs propriétaires puissent, un jour, les reconnaître… « Le temps presse, car la mémoire des familles est en train de s'éteindre », dit-il.
Pourtant, même si des progrès ont été faits depuis le début des années 2000, la lenteur avec laquelle l'État français restitue aujourd'hui leurs biens aux descendants identifiés contraste avec l'avidité et la rapidité avec laquelle les familles juives ont été spoliées. Ainsi, dans les réserves du Louvre et du musée d'Orsay, une dizaine d'œuvres ayant appartenu à l'avocat et collectionneur juif Armand Isaac Dorville attendent depuis 2019 d'être rendus aux ayants droit de ce dernier. C'est d'ailleurs Emmanuelle Polack qui a reconstitué la spoliation de cette collection. La chercheuse a, en effet, fait partie de la « task force » Gurlitt, cette équipe d'experts internationaux chargée d'identifier les centaines d'œuvres découvertes en 2012, à Munich, chez le fils de Hildebrand Gurlitt, l'acheteur attitré d'Hitler. Dans ce trésor, l'historienne identifie d'abord un tableau ayant appartenu au ministre Georges Mandel, assassiné par la milice, qui sera restitué à ses héritiers, puis trois œuvres issues d'une vente ayant eu lieu à l'hôtel Savoy, à Nice, en juin 1942, où a été dispersée, dans des conditions qui ressemblent à une épouvantable curée, l'immense collection d'Armand Isaac Dorville, mort quelques mois plus tôt. Les trois tableaux découverts à Munich seront, grâce à elle, rendus en 2020 par l'État allemand aux ayants droit de Dorville, dont Francine Kahn, sa petite-nièce. « Quand Emmanuelle m'a tendu le catalogue de la vente de Nice, j'ignorais alors encore que mon oncle Armand avait été un grand collectionneur, raconte cette dernière. C'était un aspect de l'histoire de ma famille qui avait été effacé.
Ces questions de restitutions, ce ne sont pas que des affaires d'œuvres d'art, ce sont des destins qui sont mis en lumière, des fantômes qui resurgissent. En découvrant l'existence de la collection d'Armand, j'ai aussi compris qu'une partie de ma famille avait été déportée. »
Traque. Dans la foule qui se presse à l'hôtel Savoy, à Nice, en 1942, il n'y a pas que des acheteurs allemands, il y a aussi René Huyghe, conservateur du département des peintures du Louvre, chargé par sa direction, en toute connaissance de leur provenance, d'acquérir des lots. Il en achètera 12, dont 10 sont encore conservés au département des arts graphiques du musée en attendant que l'État statue enfin sur leur restitution.
L'une des œuvres, La Diligence en danger, de Camille Roqueplan, est d'ailleurs depuis toujours répertoriée comme ayant été acquise lors de cette vente qu'une ordonnance bien connue de 1945 a pourtant rendue caduque. C'est ce genre de cas que l'historienne traque dans les salles d'exposition et les réserves du plus grand musée du monde, sa mission consistant, aussi, à former et à exercer les conservateurs du Louvre à la vigilance. La boîte de Pandore est ouverte, donc, et il y en a sans doute pour des années de recherche. Mais Emmanuelle Polack est habitée par une énergie qui vient de loin. « Quand j'ouvre une boîte d'archives, c'est moins l'histoire d'un tableau que l'histoire d'une famille qu'il me semble avoir entre les mains, confie-t-elle. Et à cette émotion-là, je ne m'habituerai jamais. »