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Publié le 16 décembre dans Le Monde
« On essaie de comprendre ce qu’il y avait dans sa tête », répète Jean-Louis Périès, président de la cour d’assises spéciale de Paris, à tous ceux qui, depuis une semaine, viennent parler d’un fils ou d’un frère défunts. Ces jours-ci défilent devant lui les proches non pas des accusés présents dans le box – leur tour viendra plus tard – mais des terroristes morts. Les débats n’ont pas pour but d’établir la culpabilité ou non des vivants, mais de comprendre comment les morts ont pu en arriver là, de déchiffrer le mystérieux mécanisme du basculement dans la haine. Vaste programme.
Jusqu’à présent, la cour n’a pas obtenu beaucoup de réponses de la part de témoins peu loquaces. « Je peux pas vous aider, j’étais pas dans sa tête », a dit Yassine Abaaoud, frère d’Abdelhamid. Les pères de Samy Amimour et d’Ismaël Omar Mostefaï, terroristes du Bataclan, ou encore celui de Najim Laachraoui, artificier des attentats de Paris, mort dans ceux de Bruxelles quatre mois plus tard, n’ont pas été plus éclairants.
Mercredi 15 décembre, deux témoins ont bien voulu offrir des réponses de plus d’une phrase. Anne-Diana Clain, d’abord. La sœur de Fabien et Jean-Michel, voix françaises de la revendication des attentats du 13-Novembre, sans doute morts en Syrie, mais jugés en leur absence car on ne sait jamais. Catholique fervente, installée dans l’Orne, la famille Clain – la mère, quatre enfants, les conjoints, les petits-enfants – s’est convertie tout entière à l’islam autour de l’an 2000, avant de déménager à Toulouse, puis de partir pour la Syrie.
Les Clain, une famille en recherche spirituelle
« Pouvez-vous nous expliquer ce qui s’est passé dans cette famille ? », demande le président. Anne-Diana Clain, 46 ans, condamnée à neuf ans de réclusion pour sa tentative (ratée) de départ, répond depuis sa prison de Réau (Seine-et-Marne) : « On était en recherche spirituelle depuis pas mal d’années, on cherchait une réponse à pourquoi on était sur Terre. On était chrétiens, on a cherché dans la Bible, mais plein de choses n’allaient pas par rapport à ce qui était écrit. Le curé d’Alençon n’a pas réussi à répondre. Et puis on a rencontré une personne qui nous a parlé d’islam, qui avait réponse à toutes nos questions, et on s’est convertis les uns après les autres. »
Ce fut tout de suite l’islam radical, le salafisme, la volonté de partir pour la Syrie : « Maintenant j’ai évolué, mais à l’époque on était tous persuadés que c’était ça l’islam, dit-elle dans une moue un peu désolée. Dans l’extrême, dans la guerre, dans le fait de dominer le monde entier, parce que les musulmans doivent faire la guerre apparemment. »
Anne-Diana Clain estime que sa famille a été « victime d’une idéologie », parle d’« engrenage », d’« illusion » : « Le Coran était une vérité absolue, il n’y avait pas matière à discuter. Maintenant, je me rends compte que c’est de la connerie. Je ne savais pas qu’il pouvait y avoir plusieurs interprétations du Coran. Je l’ai appris quand je suis arrivée en prison. »
La cour, mercredi, entendait également Kaltoum Ajagli, ancienne petite amie de Foued Mohamed-Aggad, terroriste du Bataclan dont elle s’était séparée avant qu’il parte en Syrie. « On s’est connus quand j’avais 16 ans, c’était une tout autre personne, on ne faisait que rigoler. » La famille était éloignée de la religion : « Il n’y avait pas un tapis de prière chez eux, rien. Ils ne parlaient même pas arabe à la maison, donc je n’ai pas compris cette transition. »
Contrairement aux autres témoins, la jeune femme de 28 ans, qui mène désormais une vie normale d’employée de banque, semble vouloir dire tout ce qu’elle sait. Alors qu’ils étaient encore en couple, le jeune homme avait déjà commencé à glisser : « Il regardait des vidéos d’endoctrinement sur Internet, il s’était mis à couper mes talons, à déchirer mes vêtements trop courts. »
Un jeune homme facilement manipulable
Après leur rupture, Foued Mohamed-Aggad, garçon « facilement manipulable », est retourné dans son Alsace natale où, avec son frère et des amis, il a fait la connaissance de Mourad Farès, recruteur de l’Etat islamique. « Il leur a complètement remonté le cerveau en leur disant qu’ils n’avaient rien à faire en France, qu’ils devaient se rendre en Syrie pour accomplir leur devoir. Il disait qu’en Syrie, ils trouveraient un métier, une femme, une maison à 25 euros le loyer. »
Sur place, Foued Mohamed-Aggad assure qu’il habite dans une villa et mange comme un roi. Son frère Karim, parti avec lui mais revenu en France, décrit un autre tableau à Kaltoum Ajagli : dans la fameuse villa s’entassent une centaine de djihadistes, et les repas se résument à du pain et de l’huile. « Il s’est inventé un monde, dit-elle en soupirant. Il disait qu’il libérait des villages, que les habitants l’applaudissaient, qu’on le respectait, qu’il avait l’impression d’exister. » En France, il avait travaillé en boucherie, « mais ça ne lui plaisait pas », et avait échoué à intégrer la police et l’armée. « Il cherchait sa place, il ne l’a pas trouvée, donc il s’est convaincu qu’il aurait un but dans la vie en Syrie. »
Un avocat demande : « Ça fait un peu psychologie de comptoir, mais est-ce que la déception liée à votre rupture peut être le point de départ de son basculement ?
– Ça y a peut-être contribué, répond-elle. Il n’avait pas de travail, on le refuse à la police, on le refuse à l’armée, on le refuse comme agent de sécurité, je me refuse à lui… Il essuyait échec sur échec, il n’avait plus rien à faire. Il passait son temps en voiture, il roulait trop vite, mais il disait : “Les radars je m’en fiche, de toute façon je paierai pas.” »
On songe à Hannah Arendt, à l’idée que « c’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal », au grand vide dans lequel devait flotter Foued Mohamed-Aggad.