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Publié le 13 décembre 2021 dans Le Figaro
Kaunas grelotte en ce début d'hiver, mais quelques fins rayons de soleil accompagnent cette fin d'après-midi d'une inauguration pas comme les autres. La ville rend hommage à Emmanuel Lévinas.
Pour qui était ici il y a une vingtaine d'années, revoir cette cité charmante du bord du Niemen, remettre ses pas dans l'allée de la Liberté où se tenait la librairie-papeterie du père et où domine aujourd'hui l'enseigne du Centre Emmanuel Lévinas, repasser par le quadrilatère qui a abrité l'enfance et l'adolescence du philosophe, tout cela a un goût de retrouvailles.
Il y a la rue Mickeviciaus où il a grandi, avec non loin de là, la prison – elle a disparu mais les hauts murs sont encore visibles – où Raïssa Lévinas qui deviendra l'épouse mais n'est pour l'instant que la voisine viendra enfant écouter les conversations à travers les barreaux entre les passants et les détenus. Dans le même prolongement, les bains publics où les résidents du coin venaient prendre leur tour – les hommes un jour, les femmes le lendemain – avant que ces établissements ne devinssent caducs du fait de l'arrivée des salles de bains dans les maisons.
Le domicile, rue Kalejimo, n'est plus identifiable, mais une jolie plaque en bronze raconte l'histoire, en anglais et en lituanien, de cet endroit où se dressait « la maison dans laquelle est né le 12 janvier 1906, l'un des plus éminents penseurs du XXe siècle, le philosophe Emmanuel Lévinas ». Et le texte ajoute : « Issu d'une famille juive de Lituanie, il est décédé à Paris en 1995 ». Je me renseigne auprès de trois passantes, dont l'une seulement réagit au nom de Lévinas – une sur trois, le rapport est intéressant – en précisant que la plaque a été apposée il y a deux ou trois ans.
Avec Ingrida Krasauskiené, l'âme vivante du Centre, nous cherchons la maison jaune, celle-là même où nous imaginons, sans savoir précisément, que la famille, le père, la mère, les deux frères ont été assassinés au seuil de leur porte. Des murs jaunes sont toujours là. On aperçoit à l'entrée un arbre chétif, et un autre un peu plus fourni. Lequel ai-je photographié, au centre de la maison ? Difficile de se remémorer. Tout est là cependant, immuable. Les deux maisons qui se sont succédé dans l'enfance du philosophe, la librairie-papeterie qui a l'air d'être au 45 de l'allée de la Liberté. Et maintenant désormais, dans cette même rue qui borde la faculté de médecine, entre la rue Kalejimo et la rue Mickeviciaus, le centre Emmanuel Lévinas, lové dans un joli bâtiment Art-Déco qui abrita, avant-guerre l'Ambassade de France, avec une façade originale vitrée en forme de gouttes d'où se détache le visage du philosophe.
Comment toute cette histoire a-t-elle commencé ? Comment est né ce projet au cœur de la Faculté de médecine, qui n'aurait sans doute pas déplu et même probablement enchanté cet amoureux et admirateur de la figure de Maïmonide ?
Tout a germé initialement dans l'esprit de deux hommes. L'un était ambassadeur de France en Lituanie, Philippe Jeantaud. L'autre, à l'époque Recteur de la Faculté de médecine et consul honoraire de France, Remigijus Zaliunas. Le premier est un « fan » de l'œuvre et a l'envie ardente de faire en sorte d'établir un pont solide entre les deux pays autour de l'œuvre et de la personne de Lévinas. Il convertit sans mal le second au rêve de faire de ce lieu un symbole, un marqueur et un témoignage. Une telle idée prend du temps à mûrir. On finit par porter son choix sur ce bâtiment dévolu naguère à l'ambassade et au consulat de France. Aux pionniers devaient succéder les bâtisseurs, et le relais sera pris par l'actuel Recteur, Rimantas Benetis, et le Maire de Kaunas qui décident de coopérer autour de ce projet. L'un et l'autre se sont attelés à la tâche. Les obstacles n'ont pas manqué, mais le projet est là. Il a fallu plus de deux ans pour l'installer complètement, mais il est là, et les promoteurs du projet ont bien l'intention de lui assurer à la fois un lustre et une influence.
La présence de Vytautas Landsbergis en témoigne. L'ancien Président de Lituanie, a longuement pris la parole à la soirée pour saluer cette inauguration qui lui tenait manifestement à cœur (on apprendra au passage, par la bouche du petit-fils du philosophe, le Dr David Hansel, que la cousine de Lévinas avait été sauvée par la mère de Landsbergis – elles avaient été amies, sur les bancs de l'Université -, ce qui avait valu à celle-ci, à titre posthume, la médaille des Justes délivrée par Yad Vashem).
Aider la recherche, faciliter les échanges, promouvoir des travaux, accroître le rayonnement de la pensée… Rendez-vous en juillet prochain, nous glisse Ingrida, pour un colloque sur « le jeune Lévinas ». Quand Lévinas est-il devenu Lévinas ? Est-ce quand il a quitté la Lituanie pour étudier à Strasbourg ? Est-ce au sortir de la guerre, après avoir été détenu dans un stalag près de Hanovre ? Est-ce en 1961, quand paraît son maître-livre, « Totalité et Infini » ? Ou peut-être faut-il remonter plus haut pour trouver les prémisses dans ce judaïsme « littwak » qui l'a incontestablement nourri ? Les sources d'influence sont multiples, à commencer par la sienne propre qu'on ne saurait négliger.
Quittant Kaunas, j'emporte avec moi le sourire de Zaliunas qui est heureux d'avoir fait aboutir un rêve ancien, la poignée de main vigoureuse de l'actuel recteur qui me glisse à l'issue de l'inauguration : « Tout ne fait que commencer », la confidence du Maire de Kaunas qui me reçoit à son bureau, réjoui et comme soulagé : « C'est l'humain qui m'a intéressé dans ce projet. L'humain et le désir de le faire connaître aux jeunes ».
J'emporte avec moi les paroles d'Ingrida. Elle n'est pas philosophe, mais s'est penchée sur l'œuvre, consciente de sa richesse polyphonique et de ses promesses, et partage les vues de son Recteur : « En ouvrant ce Centre, nous avons cherché à ramener Emmanuel Lévinas à Kaunas où se trouvent ses racines ».
Déjà, les passants dans « Llaisves Aleja » s'interrogent sur ce nom qui figure au fronton du bâtiment, et pousseront de plus en plus la porte pour découvrir la vie et l'œuvre d'un enfant du pays, grandi à quelques mètres d'ici et devenu l'un des philosophes français les plus féconds, célébré et lu aujourd'hui dans toute l'Europe, en Israël, en Amérique et au-delà.
Je pars aussi en me remémorant ces mots de Jean-Luc Marion, son ami, son collègue et son voisin, qui avait annoncé la nouvelle avant tout le monde ; « Cette pensée est suffisamment dense, forte, et comme un réacteur atomique, l'émission d'énergie n'est pas terminée, loin de là ».
En évoquant son nom sous les lambris de ce bâtiment, le biographe honorait une ancienne dette en même temps qu'il remerciait l'Institut français de Vilnius qui l'a accueilli et logé il y a vingt ans. Longue vie au Centre Emmanuel Lévinas, inauguré début décembre, à quelques jours – beau symbole ! - de l'entrée en 2022 de Kaunas comme capitale européenne de la Culture.