Yonathan Arfi

Président du Crif, un militant juif et citoyen

Cérémonie du 80ème anniversaire du soulèvement du Ghetto de Varsovie - Discours du Président du Crif

20 Avril 2023 | 175 vue(s)
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Actualité

Francis Kalifat a bien connu Robert Castel, durant les dernières années de sa vie. Ce fut une très belle rencontre, il garde en mémoire de beaux souvenirs. Francis Kalifat était présent à son enterrement. 

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Mercredi 19 avril une foule dense s’est réunie sur le parvis du Mémorial de la Shoah pour participer à la Commémoration du 80ème anniversaire du soulèvement du Ghetto de Varsovie organisée par le Crif avec le soutien actif de sa commission du Souvenir, présidée par le Dr Bruno Halioua.

 

 

Mesdames et Messieurs, chers amis,

Il y a mille façons de résister.

Le 18 septembre 1946, dans les ruines du Ghetto de Varsovie, on fait des fouilles. Des fouilles quasi archéologiques. On soulève des kilos de gravats, on ventile, on sonde le sol et, surtout, on espère chercher au bon endroit.

Que cherche-t-on ? Un homme le sait. Il sait que c’est ici, au 68 rue Nowopliki, que sont cachés des documents de très grande valeur. Cet homme c’est Hersh Wasser. Et s’il sait que c’est ici, c’est parce que c’est lui et son ami qui ont choisi ensemble, dans le plus grand secret, cette adresse pour les enfouir, après les déportations massives du 22 juillet 1942.  Jadis se trouvait ici une école élémentaire, l’école Ber Borochov. Ces documents, ils les ont confiés, à Israël Liechtenstein, le directeur de l’école.

Le complice du secret d’Hersh Wasser, c’est l’historien Emanuel Ringelbum, un homme dont le nom a traversé l’anonymat du plus grand crime de l’Histoire, la Shoah. Et le trésor que l’on recherche ce matin-là ce sont les archives secrètes du collectif clandestin qu’il a constitué dans le Ghetto de Varsovie ; le groupe Oneg Shabbos dont tous les membres, sauf deux, ont suivi le destin tragique des Juifs du Ghetto : massivement déportés et immédiatement mis à mort à Treblinka.

Alors soudain, quand Hersh Wasser entend un choc contre de la tôle, il sait que l’intuition d’Emanuel Ringelblum était la bonne : les traces des ultimes moments des Juifs du Ghetto sortiront des entrailles de la terre et deviendront un témoignage et une preuve, destinés au monde entier. Ce jour-là, une boîte est retrouvée. C’est le premier lot d’archives de l’Oneg Shabbos. Si Hersh Wasser n’était pas parvenu à s’évader du convoi qui l’emmenait mourir à Treblinka, il est fort probable que ces archives ne fussent jamais retrouvées. Double miracle : la survie de Wasser et la conservation des archives.

Une deuxième partie des archives est enterrée dans deux gros bidons de lait en février 1943, à la même adresse. Elles seront retrouvées par hasard par des maçons polonais en décembre 1950.

Un troisième lot d’archives ne fut jamais retrouvé : enterré le 4 avril 1943 au 34 de la rue Swietojerska il était consacré à la résistance juive.

Si divers ghettos ont compilé des archives clandestines, l’Oneg Shabbos fut, selon l’historien Samuel D. Kassow, l’entreprise la plus importante. Emanuel Ringelblum organise et conceptualise les archives, il encourage à écrire. De ses archives il fait un centre de résistance civile, animé par la conviction qu’il faut relier l’histoire des souffrances singulières endurées par les Juifs à l’histoire universelle. Il tente dans un ultime sursaut de ne pas les couper du monde encore un peu plus qu’ils ne l’étaient déjà. Il tente non pas d’écrire l’histoire des Juifs mais bien d’écrire celle des Juifs dans l’Histoire.

« Ce que nous avons été incapables de crier et de hurler à l’adresse du monde, nous l’avons enfoui dans la terre » écrit en août 1942 David Graeber, 19 ans. Écrire était bien évidemment un acte de résistance, mais pas seulement. Les membres d’Oneg Shabbos accomplissent aussi la plus noble des missions en restituant des éléments de leur vie aux Juifs du Ghetto : qui ils étaient, leurs noms, leurs familles, leurs engagements, tout ce qui fait l’existence et le souvenir que chacun laisse après son passage sur terre.

Consigner par écrit, c’est aussi donner la preuve du crime. Dans le second lot d’archives, un document est intitulé « La dernière étape de la déportation c’est la mort ». Il ne laisse aucun doute sur la connaissance que les victimes du projet nazi avaient du destin immédiat qui les attendait.

Le 19 avril 1943 est un lundi. Au matin, ce jour-là Emanuel Ringelblum a vu Israël Liechtenstein rue Nalewki. Après leur entrevue, Liechtenstein a tenté de rejoindre sa planque ; personne ne l’a jamais revu. Un peu plus tard, la même journée, à l’intérieur du Ghetto, l’Organisation Juive de Combat menée par son chef Mordechaï Anielewicz lançait l’offensive, soutenue par tous les groupes de la jeunesse juive.

La suite de cette histoire, nous l’avons commémorée ici chaque année. Cette révolte était héroïque par son audace et parce que ce cri était un baroud d’honneur. Nous en avons gardé un enseignement, celui de la dignité. Il s’agissait ainsi de redonner un sens à cette vie qui se terminait dans une profonde absurdité, une existence où la mort se profilait dans un « pourquoi ? » auquel personne n’a jamais pu apporter de réponse.

« Personne ne sortira d’ici vivant » avait dit Arié Wilner. Il y en eut, quelques-uns : Marek Edelman, Simha Rotten alias « Kacik », Antek Zuckerman, entre autres... Et ils ont respecté leur promesse de témoigner.

80 ans jour pour jour après le début du soulèvement, il nous faut prolonger leur récit et réaffirmer que, non, aucun juif ne s’est laissé assassiner sans résister d’une manière ou d’une autre. Non, les Juifs ne se sont pas laissé conduire docilement à la mort. Mais surtout que, si le monde l’avait voulu, si le monde n’avait pas abandonné les Juifs, alors le pire ne serait pas survenu.

 

 

La question n’est pas de savoir ce que chacun de nous aurait fait là-bas, il y a 80 ans. Mais plutôt ce que chacun peut faire ici et maintenant. De la résistance visionnaire des membres d’Oneg Shabbos, de celle héroïque des insurgés qui ont fait face, trois semaines durant, à la plus puissante armée du monde, retenons la leçon que les voies du renoncement nous serons toujours interdites.

À l’heure où l’antisémitisme renaît de ses cendres, loin – heureusement – du paroxysme de la Shoah, mais loin aussi, – malheureusement –, de la sérénité à laquelle les Juifs de notre pays devraient pouvoir prétendre, refusons la fatalité.

Restons vigilants et combatifs face aux perversions de l’Histoire qui font qu’aujourd’hui, on en arrive à reprocher aux Juifs de s’accaparer le statut de victimes… comme si la Shoah avait été un privilège. Alain Finkielkraut avait eu cette formule : « De quoi les Juifs sont-ils coupables ? d’Auschwitz ». Après avoir hurlé des siècles durant aux Juifs de rentrer chez eux en Palestine, on reproche aujourd’hui à l’État d’Israël sa simple existence. Alors que les Juifs ont été aux premiers rangs des combats pour l’égalité et la diversité dans notre pays, s’est développé un antisémitisme parmi des victimes de racisme. Alors que l’on reprochait aux Juifs d’être en marge de la société, l’antisémitisme complotiste leur reproche aujourd’hui d’être au cœur du pouvoir. Voilà l’Histoire qui s’écrit sous nos yeux.

Gustawa Jarecka, membre de l’Oneg Shabbos écrivait à propos de leur démarche : « La chronique doit être lancée comme une pierre sous la roue de l’Histoire afin de l’arrêter ».

Dans son sillage, gardons précieusement l’espérance que tôt ou tard notre message sera entendu pour ce qu’il est : un cri d’alerte universel pour modifier le cours de l’Histoire.

Je vous remercie.

 

Yonathan Arfi, Président du Crif