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Publié le 18 Septembre 2015

Les attaques des 7 et 9 janvier, racontées par ceux qui y ont survécu

«Le temps passe très, très lentement et on espère qu’une chose, c’est que ça passe très très vite»

Par Jean-Marie Pottier, publié sur Slate le 14 janvier 2015
La première à témoigner a été la dessinatrice Corinne Rey, alias Coco, qui, quelques minutes après la fusillade meurtrière de Charlie Hebdo, en a raconté brièvement le déroulement à l'Humanité. Depuis, plusieurs autres personnes ont témoigné après avoir frôlé la mort, le 7 janvier au siège de l'hebdomadaire satirique ou le 9 janvier lors de la double prise d'otages de Dammartin-en-Goële (Seine-et-Marne) et de la Porte de Vincennes –rappelons également qu'une fusillade survenue à Montrouge le 8 janvier, revendiquée par Amedy Coulibaly, a coûté la vie à une policière municipale et a laissé un agent de voirie grièvement blessé. Mis bout à bout, leurs témoignages dessinent un puzzle de hasards et d'instants infimes qui racontent comment une vie bascule, mais ne s'éteint pas.
«Je pensais que mes chroniques judiciaires étaient jolies»
La chroniqueuse judiciaire de Charlie Hebdo, Sigolène Vinson, a raconté en détail la tuerie dans un récit poignant livré au Monde, où se succèdent les petits détails de cette matinée apparemment comme les autres (un gâteau apporté pour un anniversaire, un petit chien qui trottine entre les bureaux) avant que ne retentissent les «pop pop» des balles annonçant le début du massacre. Dans sa fuite, Sigolène Vinson s'est retrouvée, à terre, face à face avec Saïd Kouachi, qui lui a expliqué qu'il ne la tuerait pas car elle était une femme mais qu'elle devrait réfléchir à ce qu'elle faisait:
«Je me suis demandé pourquoi il me disait ça. Je pensais que mes chroniques judiciaires étaient jolies. Je trouvais assez cruel de sa part de me demander de ne pas avoir peur. Il venait de tuer tout le monde et me braquait avec son arme. Je l’ai trouvé injuste. Injuste de dire que ce qu’on faisait était mal, alors que le bien était de notre côté. C’est lui qui se trompait. Il n’avait pas le droit de dire ça
Chargé des enquêtes à Charlie Hebdo, Laurent Léger s'est «épanché», selon son propre terme, dans les médias après l'attentat, dont il est sorti indemne. Il en a notamment livré un long récit à Paris-Match:
«Quand le tueur a surgi dans la pièce, je me suis retourné et en un quart de seconde, j’ai compris que c’était du lourd. Par réflexe, je me suis jeté en arrière et me suis retrouvé sous une petite table, dans une encoignure, où je me suis recroquevillé. Ça m’a sauvé la vie. Tout s’est passé très vite, une minute ou deux au plus, mais la scène m’a paru une éternité. Quand les coups de feu ont cessé, il y avait des corps sans vie et des douilles partout.»
«Moi, j'ai fait le mort en pensant que peut-être je l'étais ou le serais bientôt»
Journaliste littéraire à Libération, Philippe Lançon a publié un texte centré sur «l'avant»: cette conférence de rédaction où des journalistes bien vivants débattaient du Soumission de Houellebecq ou de la pauvreté dans les banlieues. Et livre au passage cette réflexion sur la fatalité et le hasard:
«La différence, aurait dit Manchette, un ancien de Charlie, n'a tenu qu'à quelques centimètres dans les trajectoires des balles et à nos places respectives quand les hommes aux jambes noires sont rentrés. Moi, j'ai fait le mort en pensant que peut-être je l'étais ou le serais bientôt
 «Je leur ai offert un café dans mon bureau et nous avons discuté»
Michel Catalano est le gérant de l'entreprise CTD à Dammartin-en-Goële, dans laquelle sont entrées les frères Kouachi, kalachnikov en bandoulière, le 9 janvier au matin, un peu avant huit heures. «J'ai vécu un moment incroyable. Je leur ai offert un café dans mon bureau et nous avons discuté», a expliqué au Figaro le dirigeant, selon qui les deux hommes n'ont été à aucun moment «agressifs», acceptant notamment de laisser repartir un fournisseur qui avait rendez-vous avec lui. Il a aussi pansé Saïd Kouachi, blessé au cours d'un échange de tirs avec les gendarmes. Les deux preneurs d'otages l'ont finalement laissé partir au bout d'un peu plus de deux heures, ignorant qu'une autre personne était dans le bâtiment –Michel Catalano leur avait dit qu'il n'y avait personne d'autre.
«Le temps passe très, très lentement et on espère qu’une chose, c’est que ça passe très très vite»
Après la première fusillade, l'un des deux a ouvert le placard juste à côté du mien.
Cette autre personne dans le bâtiment, c'était Lilian Lepère, un jeune graphiste de 26 ans employé par l'entreprise, qui a témoigné sur France 2 et Europe 1. Alerté par son patron, il s'était réfugié en position fœtale sous un évier, dans «un meuble avec deux portes battantes de 70 cm sur 90 cm avec 40 cm de profondeur»:
«Après la première fusillade, l'un des deux a ouvert le placard juste à côté du mien. Il a ouvert le frigo. Il était à 50 cm. Il aurait pu commencer par là où j'étais! Je me suis dit qu'il allait faire tous les meubles... Il a bu au-dessus de l'évier. Je vois son ombre. Le siphon fuit alors, dans mon dos je sens l'eau qui coule. Je me disais que s'il se séchait les mains à l'aide de la serviette qui pendait sur la porte, l'armoire allait forcément s'ouvrir. On ne voit ça que dans les films. A ce moment-là, le cerveau arrête de penser, le cœur arrête de battre, on cesse de respirer
Au final, Lilian Lepère, qui a fourni des informations aux autorités via des textos relayés par sa famille –après avoir passé son mobile en silencieux...–, est resté environ huit heures dans sa cachette: «Le temps passe très très lentement et on espère qu’une chose, c’est que ça passe très très vite.»
«On sort et on se sauve»
Depuis plusieurs jours, il est salué comme un héros par les médias. Lassana Bathily, employé de l'hypercacher de la Porte de Vincennes, s'était caché dans la chambre froide du magasin avec une quinzaine de clients avant qu'un des otages ne vienne les chercher en expliquant qu'Amedy Coulibaly menaçait de tuer tout le monde:
«Je leur ai dit: "Comme vous voulez, mais moi j’ai une idée si vous voulez me suivre". C’était le monte-charge. "On peut monter par le monte-charge et prendre la sortie de secours. On sort et on se sauve". Ils ont eu peur, ils ont dit: "Si on monte, il va entendre le bruit du monte-charge"
Lassana Bathily a finalement réussi à s'enfuir. Interrogé par les policiers, il a dressé des plans du magasin qui ont contribué à l'assaut final.
«Je pense prendre une petite semaine de repos»
Otage de l'hypercacher, Nessim Cohen (le prénom a été changé) a témoigné dans Libération. Il décrit un Amedy Coulibaly peu méfiant («En fait, on était presque relax») et qui propose aux otages de se servir dans les rayons pour manger un morceau. Le preneur d'otages leur dit qu'il n'a rien «contre les juifs» mais leur reproche de payer des impôts servant à financer les interventions de l'Etat français et se monte très intéressé par les récits des télévisions, qu'il tente de contacter. Après avoir raconté l'assaut, Nessim Cohen conclut:
«J’ai beaucoup pensé à ma mère, que j’avais appelé pendant la prise d’otages pour lui dire que j’allais sans doute mourir. Je pense prendre une petite semaine de repos
 «Il vient d'en descendre un devant moi, vous ne faites rien!»
Une deuxième cliente du supermarché, Sophie, a témoigné sur Europe 1. C'est elle qui a été chargée par Amedy Coulibaly d'aller chercher les otages réfugiés dans la chambre froide:
«Malheureusement, il y avait un père avec son enfant de 3 ans. Je dis malheureusement parce que, du coup, je me suis dit que j'ai fait monter un enfant de 3 ans, c'est une horreur. [...] Dans l'escalier, le papa du garçon est monté avec un extincteur, et il commençait à le dégoupiller. Il me dit: "Je dégoupille, je vais le mettre sur lui". J'ai dit: "Vous ne faites rien! Il vient d'en descendre un devant moi, vous ne faites rien!"»
 «Je ne suis pas juif, mais, aujourd'hui, je me sens terriblement juif»
Resté anonyme, un haut fonctionnaire à la retraite a lui aussi raconté à l'AFP les quelques heures passées dans l'hyper cacher de la Porte de Vincennes. Réfugié dans un premier temps dans la chambre froide, il s'est donc vu demander de remonter:
«J'ai hésité. Puis je me suis dit: tant qu'à faire, je préfère mourir à l'air libre que dans une cave
Il raconte que le preneur d'otages demande à chacun sa religion –l'otage, lui, est catholique– et l'impressionne par sa connaissance de la situation des musulmans dans le monde:
«Ce qui m'a frappé, c'est qu'il a parlé des persécutions des musulmans en Birmanie –qu'on appelle les Rohingyas– par les bouddhistes: c'est pointu. On voyait que c'était un militant, pas un amateur. Et ça se voyait aussi à sa façon de manier les armes
Après l'assaut, l'otage a été conduit à l'Hôtel-Dieu, où un membre de la communauté juive lui demande s'il a besoin d'aide. Récit de l'AFP:
«Il répond qu'il va bien et qu'il n'est pas juif.  Puis, se reprenant: "Je ne suis pas juif, mais, aujourd'hui, je me sens terriblement juif". Dimanche, il a défilé avec sa femme contre le terrorisme
«Un métier de feignant et de branleur»
Un dernier témoignage pour la fin. Depuis la fusillade, Riss, dessinateur à Charlie Hebdo, n'a pas témoigné directement du drame –dans le témoignage de Sigolène Vinson, on apprend que, après les coups de feu, il a levé la main pour lui dire «Non, je ne suis pas mort». Mais dans le nouveau numéro, il publie un dessin comparant d'une légende lapidaire son action à celle des hommes qui ont pénétré, le 7 janvier, dans les locaux de l'hebdomadaire satirique:
«Dessinateur à Charlie Hebdo, c'est 25 ans de boulot. Terroriste, c'est 25 secondes de boulot. Terroriste, un métier de feignant et de branleur.»