Marc Knobel : Michaël de Saint-Cheron, vous êtes philosophe des religions et chercheur en littérature de la modernité, membre associé d'HISTARA/EPHE (section histoire de l'art, des représentations, des pratiques et des cultures administratives de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes). Auteur de 30 livres, vous publiez cette fois « Dialogues avec Geneviève de Gaulle Anthonioz. Suivis de La traversée du bien » (Paris, Grasset, 2015, 211 pages.) Cet ouvrage est composé d’une série d’entretiens entre vous-mêmes et Geneviève de Gaulle Anthonioz et d’un essai. Elle a fait son entrée au Panthéon avec 3 autres grandes figures de la Résistance (Jean Zay, Pierre Brossolette, Germaine Tillion) et François Hollande lui a rendu hommage ce mercredi 27 mai 2015 à Paris. Responsables politiques et associatifs ont salué la mémoire de cette femme qui incarnait « l’esprit de résistance ». Vous fûtes l’ami de Geneviève de Gaulle Anthonioz, avec laquelle vous aviez écrit un livre d’entretiens (publié en 1998 aux Editions Dervy), reproduit ici et augmenté d’un bref essai : « La traversée du bien ». Vous dîtes dans le prologue : « Rencontrer Geneviève de Gaulle Anthonioz fut l’une des chances de ma vie, où Malraux à sa part. » Une des chances de votre vie ? Pourriez-vous nous raconter comment se sont déroulés vos entretiens ?
Michaël de Saint Cheron : Il ne s’agit pas à strictement parler d’entretiens au sens journalistiques mais d’un dialogue entretenu avec Geneviève de Gaulle Anthonioz depuis 1975, dans le sillage de Malraux, qui fut mon maître et mon phare, comme Sartre le fut pour Benny Lévi. J’ai admiré et aimé Geneviève de Gaulle Anthonioz, cette résistante et ce fut en effet un honneur pour moi d’avoir gagné sa confiance, son amitié. Nos rencontres se sont poursuivies depuis la fin des années 1980 à 2000, autour de ses grands combats pour ATD Quart Monde, du procès Barbie, de la mémoire du crime contre l’humanité, de sa loi contre l’exclusion et la grande pauvreté défendue en 1997 devant l’Assemblée Nationale, en somme autour des questions fondamentales qui ont marqué sa vie au plus profond de sa chair et de son esprit.
M K. : Vous affirmez que dans l’action de Geneviève de Gaulle Anthonioz, il fut toujours évident pour vous « que s’incarnait la philosophie de Levinas dans ce qu’elle avait de plus haut » sans qu’elle s’en souciât le moins du monde ni que lui le sût. Expliquez-nous…
M dSC : Oui il m’a paru dans ces mêmes années que cette femme admirable incarnait au plus haut sens du mot l’éthique, la responsabilité, dirons-nous la sainteté selon Levinas. Bien sûr elle aurait refusé catégoriquement l’emploi d’un tel mot pour elle. D’ailleurs les juifs religieux dans leur grande majorité et parmi ceux-là, ceux qui se méfient terriblement d’une quelconque parenté possible avec le christianisme, refusent tout autant, mais pour d’autres raisons, le mot sainteté, ce mot que Levinas, si profondément juif, qualifiait, lui, d’idéal absolu, irrévocable, de l’être humain. Je suis « pour » l’emploi du mot, avec Levinas ! Pour lui, ce qui séparait l’homme de l’animal c’était la sainteté qu’aucun homme, qu’aucun ordre moral ne pouvait écarter d’un revers de la main. Eh bien, Geneviève portait au plus profond d’elle cette exigence éthique qui se trouve au cœur même de l’autrement qu’être lévinassien.
M K : On disait d’elle qu’elle continuait, sans cesse, qu’elle bataillait, sans relâche, frappait aux portes, sans répit, qu’elle enjambait les inerties et ignorait les préjugés… Comment expliquez-vous l’engagement (ou les engagements) de Geneviève de Gaulle Anthonioz ? Et comment le (les) qualifieriez-vous ?
M dSC : Comment j’explique son engagement ? Il est très simple. Germaine Tillion sa camarade exemplaire, en un sens géniale, sa sœur de déportation et amie pour la vie, disait que c’est Ravensbrück qui a tout appris à Geneviève. De plus, Geneviève avait une foi profonde, sans doute agonique comme celle de ceux qui ont vu le pire de ce que l’homme peut faire à l’homme, à la femme, à l’enfant, mais une foi ancrée au fer rouge dans sa chair et son âme. Comment alors pouvait-elle reculer devant « le fond de la misère humaine » comme disait Malraux, mais cette fois, le fond de cette misère après le camp : le fond de la misère côtoyée dans notre pays, aux portes de Paris, à Paris même, dans les bidonvilles, partout où se trouvaient ceux que la société de consommation rejetait, ignorait, ne voulait pas voir.
M K : Vous lui demandez à un moment si c’est bien à Ravensbrück qu’elle a pris la décision de se battre toute sa vie pour les exclus de l’humanité, ceux qui se trouvaient dans la plus grande détresse. Est-ce comme cela que les choses se sont passées ?
M dSC : Comment elle, avec sa vie, son passé, sa foi dans l’homme et sa foi chrétienne, aurait-elle pu se fermer les yeux ?
À vrai dire, elle n’a pas voulu d’abord s’engager dans ce combat, elle pensait qu’elle n’avait pas la force, la foi dirai-je, nécessaire et puis elle avait une famille de quatre enfants, un mari, Bernard Anthonioz, grand commis du ministère de la Culture, de celui que Malraux inventa, créa de toutes pièces. Mais le père Joseph Wresinski, que je n’ai jamais connu, mais qui était un homme extra-ordinaire, sut la convaincre que Aide à Toute Détresse – ATD Quart Monde - avait besoin d’elle, et qu’elle n’avait pas le droit moral de refuser… Qui pouvait se permettre de dire cela à Geneviève de Gaulle Anthonioz, qui ? Personne d’autre que lui.
J’ajouterai un mot, ici, à propos du père Joseph (j’écris père avec une minuscule comme le faisait Geneviève). Elie Wiesel m’a dit un jour qu’il regrettait qu’il n’y ait pas de rabbin des pauvres. C’est une vraie question, aujourd’hui, non ?
Joseph Wresinski avait un charisme, une autorité morale telle, qu’il fut dans la seconde partie de la vie de Geneviève, celui – hormis bien sûr Bernard et son « oncle Charles » et sans doute aussi Malraux avec son génie – l’homme qui la marqua le plus et qui donna le plus grand sens à sa survie inespérée, car on ne dit pas assez qu’elle faillit mourir au camp, non pas une ni deux ni trois fois mais dix fois, de maladies très graves.
M K : Justement, elle créé l’événement en 1992, sur le Parvis des libertés et des droits de l’homme, au Trocadéro, en instituant la journée mondiale du refus de la misère…
M dSC: La Journée mondiale du refus de la misère, elle la créa avec une autre femme admirable, qu’elle aimait et respectait beaucoup, la diplomate Alwine de Voos van Steenwijk, la première présidente d’ATD Quart Monde international, pendant que Geneviève présidait ATD France. Alwine de Voos avait d’une certaine manière sacrifié sa carrière diplomatique pour se mettre au service du père Wresisnki, c’est dire encore une fois le charisme de cet homme, de ce religieux qui ne se payait pas de mot mais vécut selon l’éthique, selon la responsabilité pour les plus pauvres.
M K: La déposition de Geneviève de Gaulle Anthonioz au procès Barbie (Lyon, le 9 juin 1987) fut-elle aussi un grand moment dans sa vie ?
M dSC : Merci à vous, cher Marc Knobel, de poser la question du procès Barbie. Sa déposition comme chacun se souvient, pour ceux d’entre nous qui ont gardé cette mémoire-là, fut si éprouvante pour elle, qu’elle eut un malaise cardiaque au sortir de la salle d’audience et dut être hospitalisée sur le champ. Ce procès, le seul très grand procès d’un nazi sur le sol français, fut, après les témoignages poignants, terrifiants des victimes juives de Barbie, le moment de dire que pour elle, il n’y a eu qu’un Crime contre l’humanité avec plusieurs strates si vous voulez, plusieurs cercles, et que si la Shoah et ses chambres à gaz furent le point extrême de l’horreur industrialisée du système nazi, chaque camp – pour ne parler ici que des camps – était un système construit uniquement autour du crime contre l’humanité. Les tortures abominables commises sur une quinzaine de Tchèques, de Polonaises, de Hongroises, au camp de Ravensbrück, par des expériences pseudos-médicales, comme aussi la noyade dans un seau d’eau des bébés qui naissaient des prisonnières, comment appeler cela sinon par le nom de crime contre l’humanité ? Mais aussi toute la vie du camp qui était conçue, comme l’a si fortement expliqué dans son livre Ravensbrück, la grande Germaine Tillion, n’avait d’autre but que de tuer, d’assassiner par le travail et les coups, et le sadisme ordinaire, ces femmes déportées par centaines de milliers de toute l’Europe.
M K: Que retiendrez-vous d’elle ?