Stéphanie Dassa

Directrice de projets

Les 100 mots de la Shoah

19 April 2016 | 90 vue(s)
Catégorie(s) :
Antisémitisme

Le 30 novembre, l’État d’Israël et les communautés juives du monde entier commémorent la Journée dédiée au souvenir de l'expulsion des Juifs des pays arabes et de l’Iran. A cette occasion, nous vous proposons la lecture de ce texte de Jean-Pierre Allali, vice-président de la JJAC (Justice for Jews from Arab Countries).

Par Nicolas Bedos

Par Chloé Blum

Pages

Deux historiens français l’ont fait et publient ce mois d’avril en collection Que Sais-je Les 100 mots de la Shoah.

Par Stéphanie Dassa, Directrice de Projet au CRIF
 
Choisir 100 mots c’est en éliminer 500. Deux historiens français l’ont fait et publient ce mois d’avril en collection Que Sais-je Les 100 mots de la Shoah.
  
Ouvrez ce livre, lisez l’introduction. Bruttmann et Tarricone, l’un chercheur, l’autre professeur, y expliquent leur démarche : s’il y autant de mots que de représentations, alors la synthèse de l’évènement ne peut se réaliser qu’à travers certains d’entre eux. Lesquels ? Les leurs ?
 
Fermez le livre et jetez sur une feuille vierge vos 10 mots de la Shoah. Vos représentations. 
 
Chose faite, page 128 noircie de 10 mots dont on aurait pu s’attendre à ce qu’ils se trouvent dans ce livre. Résultat : seulement 6 y figurent. Si  vos dix mots sont les leurs, ce livre n’est pas pour vous. Sinon, toute ignorance bue, lisez-le.
 
Il manquait : gaz, 6 millions, Martin Gray et tenue rayée, le plus intéressant étant peut-être de comprendre pourquoi ces termes étaient absents ou en tout cas, pas retenus par les auteurs sous cette forme-là : quelles représentations ont-ils voulu briser ?
 
Gaz renvoie à mise à mort : on sait que non, ce n’est ni exclusif, ni spécifique.  Pourtant le gaz, mais pas le dioxyde de carbone des camions à gaz, le zyklon b, s’est ancré dans les imaginaires et a entrainé une association immédiate : il signifie  « mort aux juifs » qu’on le veuille ou non. Leurs pires ennemis ne se privant pas par ailleurs de rappeler cyniquement son efficacité redoutable-qui n’a pas vu un « zyklon b » taggué sur un mur ici ou ailleurs ? Or page 28, au paragraphe Babi Yar on lit : « Lorsque les tueries cessent, le 30 [septembre] au soir, 33 771 juifs ont été abattus ». Pas  un par le gaz. Mais qui a déjà vu taggué « Babi Yar » ? Ni ici, Ni ailleurs. Faute de connaissance du fond, on retient la surface...
 
Martin Gray, l’auteur d’Au nom de tous les miens est Le survivant de la Shoah, celui dont ma génération, la deuxième génération d’après-guerre a vu la tragédie se jouer à 20h30 quand la télévision française proposait trois chaines. Martin Gray est une marque indélébile. Il n’y a pas de Martin Gray dans ce livre, le terme survivant n’a pas été retenu. On croise rapidement Elie Wiesel au détour de son ouvrage phare « La Nuit », focus mis sur la foi abimée de l’auteur. Qui a lu La Nuit se souvient de cette scène où le jeune Elie Wiesel, élevé selon l’orthopraxie et l’orthodoxie, lors d’une pendaison atroce à la question « où est donc Dieu ? » s’entend répondre en lui-même : « Le voici, Il est pendu ici à cette potence. »  Sa Shoah est un Hurbn.  La catastrophe- le Hurbn- au sens juif du mot est une rupture de communication. Une destruction du temple, un moment de vulnérabilité mystique et extrême, quand l’Homme est un loup pour l’Homme, la dislocation du monde interne. Et c’est une bonne introduction que de décrypter dès les premières pages les nuances entre les termes choisis pour qualifier l’évènement : Shoah, Hurbn, Holocauste, destruction des Juifs d’Europe.  Crime sans nom avait dit Churchill en 1941, Bruttmann et Tarricone n’oublient pas de le rappeler.
 
Ne pas mettre plus en valeur les-quelques-survivants de la Shoah ne peut être qu’un choix délibéré que l’on comprend aisément puisqu’il permet  de replacer en leur centre deux idées préconçues : la première qu’il était possible d’échapper à la mise à mort dans un centre pourtant destiné à ce seul effet, la seconde (et qui est la clé de l’explication de la première) qu’Auschwitz est la norme et non pas l’exception. Or c’est strictement l’inverse : le paragraphe sur Auschwitz souligne parfaitement que c’est uniquement parce que dans ce complexe spécifiquement les nazis ont besoin de main d’œuvre qu’une sélection est opérée et a permis d’avoir accès à la parole du témoin. On y rappelle aussi que sur 1,1 millions de Juifs déportés à Auschwitz, 900 000 sont assassinés immédiatement. On regrette seulement l’absence d’un passage sur la différence entre ce que nous entendons par « survivant » et ce que le terme anglo-saxon induit. Il n’y a pas stricto sensu des centaines de milliers de survivants de la Shoah, mais les anglo-saxon englobent dans leur terminologie tout juif ayant échappé à la mort sous l’occupation nazie déporté ou pas, ce qui ajoute considérablement à la confusion.
 
Un portait est dressé plus loin de « l’une des quelque six millions de victimes de la Shoah », celui d’une jeune femme juive Ilse Tauber autrichienne réfugiée à Grenoble en 1939 « déportée le 2 septembre 1942 » après avoir été arrêtée par la Police française lors de la grande rafle du 26 août en zone non occupée. Hasard Grenoble ? Non, la ville d’origine des deux auteurs a trouvé sa place dans leur livre. Et ce n’est pas sans rappeler l’étude de fond dirigée par Bruttmann il y a une dizaine d’années autour de la spoliation des Juifs en Isère.
 
6 millions est la faille démographique, le yiddishland englouti. Yiddishland est le dernier mot du livre, le centième. Pas Zyklon B- cf supra. Cette représentation ancrée n’aura pas le dernier mot. 
 
Tenue rayée est le terme le plus stupide jamais mémorisé, il est creux, il ne dit rien en termes d’indices historiques, il n’est qu’une tenue de bagnard que l’on associe à la Shoah par un réflexe induit via les images qui ont nourri notre imaginaire, celles de la libération des camps, Dachau et Buchenwald en premier chef. Mais à travers cette représentation c’est à l’anonymat des victimes qu’on touche, elle les symbolise, les « habille » d’un destin, le pire de tous : celui de la victime. Aujourd’hui on associe la tenue orange aux otages de Daesh, hier aux détenus de Guantanamo.  Aucun sens, qu’une impression vague.
 
Finissons, revenons au choix des auteurs, puisqu’ils savent.
 
La part du Lion  est taillée pour les Alliés, c’est le paragraphe le plus intéressant. Il clôt magistralement une polémique, ancienne et recyclée pour les chaines câblées : les alliés savaient et ils n’ont rien fait.  Sur ce que les Alliés savaient, ils n’y a guère de doute. Sur ce qu’ils pouvaient faire, les choses sont plus nuancées et les arguments s’écroulent comme des dominos. En effet, bombarder Auschwitz envoyait à la mort des centaines de déportés, nécessitait des moyens technologiques ignorés en ce temps (pas de « frappe chirurgicale ») et surtout supposait –on en rirait presque-que l’Allemagne nazie aurait reculé dans son projet eschatologique devant ces supposés bombardements. Enfin, à l’heure où ceux-ci auraient peut être pu envisagés, l’essentiel du yiddishland a disparu de la surface de la terre. Il était trop tard, la Nuit d’Elie Wiesel était tombée sur le sixième jour.
 
Doit –on pour autant nourrir une vision du monde obsidionale ? 
 
Doit-on considérer les Alliés comme complices passifs des bourreaux ? 
 
Il y a dans cette hypothèse un relativisme abject qui placerait sur le banc des accusés un homme comme Winston Churchill qui fut une conscience pour le monde libre et a entraîné la Grande Bretagne dans une lutte sans merci et au départ bien solitaire. 
 
Car qui mieux que les anglais peuvent parler du sentiment d’abandon de 1940 ?
 
Un livre à lire. Pour débarrasser l’histoire des mythes et des stéréotypes dont elle est truffée.