Tribune
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Published on 1 March 2013

L'autre visage du Qatar

Par Armin Arefi

 

On peut encourager les révoltes du Printemps arabe et tout faire pour que le mouvement de contestation n'atteigne pas son territoire. Ce curieux paradoxe est illustré à merveille par le Qatar. Le richissime émirat gazier du Golfe vient de condamner à quinze ans de prison un poète qatari pour avoir écrit une oeuvre sur le Printemps arabe. Dans son "poème du Jasmin" récité en août 2010, Mohammed Al-Ajami, plus connu sous la plume de Ibn al-Dhib, rend hommage à l'opposant historique tunisien Rached Ghannouchi, de retour dans son pays après un exil de vingt ans à Londres. Son parti islamiste, Ennahda, remportera deux mois plus tard les premières élections organisées après la chute de l'ancien président tunisien Zine el-Abidine Ben Ali.

Prononcé devant plusieurs de ses amis dans un appartement du Caire, où l'artiste étudie la littérature arabe, le poème hisse la révolution du Jasmin au rang d'exemple. Ibn al-Dhib y exprime l'espoir que le vent de révolte né en Tunisie touche à leur tour les monarchies arabes du Golfe. Sans évoquer directement le Qatar, il lance toutefois : "Nous sommes tous la Tunisie face à une élite répressive." Et l'artiste d'ajouter : "J'espère que viendra bientôt le tour des pays dont le dirigeant s'appuie sur les forces américaines." Une allusion à peine voilée à son pays, qui abrite depuis 2002 des soldats américains sur la base aérienne d'Al-Eideïd.

 

Un émir depuis 1995

 

Filmée et diffusée sur YouTube, la scène suscite l'ire de l'émir Hamad bin Khalifa al-Thani, qui tient le pays depuis qu'il a destitué son père en 1995. "Il y a au Qatar un certain nombre de tabous révélateurs d'une forme de conservatisme de la société, et l'intégrité de la famille royale en fait partie", explique au Point.fr Nabil Ennasri (*), doctorant spécialisé sur le Qatar à l'université d'Aix en Provence. "C'est un sujet auquel il ne faut pas s'attaquer."

 

Arrêté en novembre 2011, Ibn al-Dhib est placé en confinement solitaire pendant plusieurs mois, selon son avocat, Nadjib al-Naimi, ancien ministre de la Justice de l'émirat. Son procès, auquel il n'est même pas autorisé à assister, a lieu un an plus tard. La peine est des plus sévères : le poète qatari est condamné à la prison à vie pour "atteinte aux symboles de l'État et incitation à renverser le pouvoir". Pourtant, d'après son avocat, aucune preuve n'a démontré que le poème a été récité en public.

 

L'"hypocrisie" du Qatar

 

Dès l'énoncée du premier verdict en novembre 2012, les organisations de défense des droits de l'homme fustigent l'hypocrisie du Qatar en matière de droits de l'homme. "Tout indique qu'Ibn al-Dhib est un prisonnier de conscience, incarcéré pour avoir simplement exercé sa liberté d'expression", souligne au Point.fr James Lynch, chercheur sur le Golfe à Amnesty International. "Il est contradictoire que le Qatar, qui veut jouer un rôle plus large sur la scène internationale, soutienne d'un côté les mouvements du Printemps arabe, et de l'autre traite de la sorte les citoyens de son propre pays."

 

La peine a finalement été réduite en appel à 15 ans d'emprisonnement. "Il n'y a pas de loi pour ça", a crié Ibn al-Dhib à l'énoncé du jugement lundi, avant d'être reconduit en prison par les gardes, rapporte l'agence Reuters. Pourtant, d'après l'article 136 du Code pénal qatari, "tout appel public au renversement du régime est punissable de la prison à perpétuité". Une chose est sûre : le verdict ne satisfait personne. Ni le procureur du Qatar, Ali bin Fetais al-Marri, qui a d'ores et déjà annoncé qu'il allait saisir la Cour suprême pour rétablir la peine initiale, ni l'avocat du poète, qui a fait savoir qu'il allait porter l'affaire devant la Cour de cassation.

 

Timide ouverture

 

"La décision est politisée, comme celle du tribunal de première instance", a confié à l'AFP Nadjib al-Naimi à la sortie du tribunal. L'avocat, qui n'a même pas eu accès à l'énoncé du jugement, dénonce une sentence ayant uniquement pour but de "faire un exemple". "Le Qatar veut envoyer un message à tous ses citoyens qui veulent légitimement exercer leur liberté d'expression dans le pays", renchérit James Lynch, d'Amnesty International. "En ce sens, l'émirat est en phase avec les pratiques des autres monarchies du Golfe depuis novembre 2011, telles que l'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, le Yémen ou Bahreïn. Franchement, on attendait mieux du Qatar."

 

"C'est en tout cas l'un des pays du Golfe où la parole publique, voire contestataire, peut s'exprimer de la manière la plus libre", rappelle de son côté le spécialiste de l'émirat, Nabil Ennasri. "Si on prend par exemple le domaine audiovisuel, l'étonnante liberté de ton accordée à la chaîne Al Jazeera a longtemps tranché avec le caractère fermé du champ audiovisuel de ses voisins." Étonnamment, la version anglaise de la chaîne a couvert le procès du poète en appel et n'a pas hésité à donner la parole à des critiques du verdict.

 

Grâce à Al Jazeera, qui a interrogé l'avocat Nadjib al-Naimi, on a appris que le poète Ibn al-Dhib serait "probablement relâché dans quelques mois". Indépendant depuis 1971, le Qatar a entamé une timide ouverture en 2003 avec la création d'une nouvelle Constitution. Celle-ci a permis l'introduction du "Majlis al-Choura", un conseil consultatif de 45 membres, dont 30 sont élus au suffrage universel direct, qui a pour mission d'assister l'émir dans ses décisions. Elle n'autorise toutefois pas l'existence de partis politiques.