Tribune
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Publié le 14 Avril 2014

Soigner les souffrances de la Shoah en France

Tribune de Nathalie Zajde, publiée dans le hors série des Études du CRIF anniversaire des 70 ans du CRIF

Le CRIF a publié un recueil de textes en hommage au 70e anniversaire du CRIF, qui a été offert aux invités lors du 29e Dîner de l’institution. Ce recueil est composé de trente articles rédigés par des intellectuels, écrivains, journalistes, sociologues, philosophes... Nous reproduisons ci-après le dernier article de ce recueil : la tribune de Nathalie Zajde, Maitre de conférences à l’Université Paris VIII, centre Georges Devereux.

De l’universel au particulier, La France abrite la troisième plus importante population de survivants et de descendants de survivants de la Shoah au monde. Pourtant, les psychiatres, psychologues et psychanalystes français – dont un nombre non négligeable est personnellement concerné par la shoah(1) – ont mis longtemps avant de porter une attention particulière aux souffrances des survivants. À l’encontre des États-Unis, il a fallu attendre la fin des années 1980 pour qu’on s’intéresse aux survivants et à leurs descendants. Ce grand silence se comprend. En effet, le génie de la psychiatrie, et surtout de la psychanalyse, ne réside-t-il pas dans le fait de proposer une théorie de l’âme et de son fonctionnement libre de toute contingence, de toute objectivité historique, événementielle ou culturelle. Dans ce contexte, se préoccuper du vécu singulier des victimes, s’intéresser aux camps dans lesquels ils ont péri, aux conditions de leur mort, aux parcours singuliers des survivants, à la transmission du traumatisme aux générations suivantes(2), rentre en pleine contradiction avec les propositions de la psychologie universelle.

Si l’on considère de plus qu’en France, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les appartenances sont devenues des tabous, et l’identité, une affaire strictement privée, alors s’inquiéter singulièrement des souffrances psychiques des victimes juives de la shoah constitue une véritable gageure. C’est pourtant bien en France, que des psys osèrent poser le problème de manière aussi affirmée : existe-t-il une souffrance singulière chez les Juifs survivants de la shoah et leurs descendants ?

Si oui, quels dispositifs psychothérapiques mettre en place qui tiennent compte de l’identité juive des victimes ? C’est en 1989 que l’équipe ethnopsychiatrique d’enseignants-chercheurs du Professeur Tobie Nathan, à l’université de Paris VIII, propose pour la première fois en France des groupes de parole pour survivants et descendants de survivants de la Shoah et des consultations individuelles et familiales visant à prendre en charge les souffrances induites par la shoah.

Le projet est osé, original, mais il est fondé. L’approche ethnopsychiatrique(3) considère l’identité juive comme un élément essentiel de la psychologie des survivants de la Shoah. En effet, c’est avant tout l’identité juive qui a été attaquée dans la Shoah et il s’agit d’évaluer pour chacun comment cette identité a été atteinte. D’où l’hypothèse que c’est en restaurant l’identité meurtrie, en redonnant vie à ce que les nazis souhaitaient voir disparaître, autrement dit, en contre-attaquant avec des armes ethnopsychiatriques, qu’on répare une part des souffrances induites par la shoah.

Au sein de la cellule dédiée aux survivants de la Shoah et aux générations suivantes du Centre Georges Devereux(4), il a été établi que les souffrances des survivants et de leurs descendants étaient directement causées par les conditions de mort atroce des parents juifs assassinés, par les terreurs et frayeurs vécues par survivants et les enfants cachés, par l’état de déréliction des sociétés juives au lendemain de la shoah.

Dans les familles juives d’Europe au lendemain de la Shoah, on compte plus de morts que de vivants, et leur monde a disparu.

Dans ce contexte, soigner les souffrances des rescapés et des descendants de survivants exige de la part des psys qu’ils portent une attention toute particulière à l’intention singulière des agresseurs des Juifs ; aux théories religieuses, sociales et politiques qui ont présidé aux dispositifs de persécution, de torture et de mise à mort de masse(5) ; à la variété et aux singularités des sociétés et cultures juives auxquelles appartenaient les familles des victimes ; à l’ethnopsychiatrie juive(6) ; à la famille et à la lignée de chaque patient ; aux parcours spécifiques des victimes et des survivants avant, pendant et après la catastrophe ; aux singularités socio-politiques de la société française qui a accueilli et fait revivre les survivants et leurs descendants après la shoah.

De la malédiction à la réparation : Un enfant caché et les dernières volontés de son père survivant

Albert(7) est aujourd’hui grand-père. C’est un ancien enfant caché(8). Il est né en France en 1934, de parents juifs polonais émigrés à Paris dans les années 1920. Son père a été arrêté à Paris en mai 1941, lors de la convocation du « billet vert », puis déporté à Auschwitz(9). Albert, quant à lui, a été caché chez des paysans en Auvergne. Il y a appris le patois et est devenu un fervent enfant de chœur.

En 1945, le père d’Albert est revenu. Mais ce n’était plus le même homme. Il souffrait du syndrome du survivant des camps(10). Ce père, autrefois doux et attentif, est devenu irascible, capable d’une grande violence. Comme nombre de survivants de la shoah, il est parfois rattrapé par les camps, les morts et semble vivre dans un autre univers. D’ailleurs, la totalité de sa famille restée en Pologne avant la guerre a été assassinée(11).

Lors d’une séance de groupe de parole(12), Albert soumet à l’ensemble des participants une situation singulière et problématique. Son père, très gravement malade, lui a fait part de ses instructions : il ne veut pas être enterré. Il demande à être incinéré et veut que ses cendres soient éparpillées à Auschwitz, « là où se trouve toute sa famille ». Albert ne sait que faire, ni comment s’opposer à son père. Les participants du groupe de parole discutent et réfléchissent ensemble. Certains font remarquer que le père d’Albert exprime une volonté qui doit être respectée. D’autres critiquent cette volonté : « Ton père parle comme si sa seule famille était celle exterminée par les nazis. Il oublie qu’il a une famille ici en France, qu’il laissera des enfants et petits-enfants après lui !» Un autre participant rappelle que chez les Juifs, l’incinération est interdite, que « l’âme juive réclame que le corps repose en entier dans la terre(13) ». « Oui, mais on peut le comprendre, dit une autre. Ses parents, ses frères et sœurs, ses neveux et nièces sont tous morts là-bas. Et il veut et il va bientôt les rejoindre. » L’ensemble du groupe suggère à Albert de soumettre ces réflexions à son père, et se propose même de venir discuter de cette question avec lui s’il en est d’accord.

Une petite-fille de déportés, fille d’un bébé caché

Laura a 26 ans. Ses parents sont nés fin 1943 et ils ont été des bébés cachés en France pendant la guerre. Ses grands-parents ont été déportés. Laura a été élevée par ses parents qui l’incitaient à taire sa judaïté. « Ils ont continué à se cacher », dit-elle. Or, depuis deux ans, Laura fréquente un cercle religieux juif parisien très accueillant, elle y retrouve des personnes qu’elle apprécie.

Tout en suivant ses cours, elle s’est mise à étudier la Torah, l’hébreu et les commentaires bibliques. Sans ses études ni à une pleine participation à la vie parisienne, citoyenne et bientôt professionnelle, Laura souhaite suivre les mitzvot, respecter le shabbat, manger casher. Elle a rencontré un jeune homme, religieux comme elle, avec lequel elle espère se marier et fonder un foyer casher. Or Laura souffre du fait que ses parents ne la comprennent pas. Comme bon nombre de Juifs de leur génération – d’anciens marxistes qui ont fait 1968 –, ils considèrent qu’après la Shoah, on ne peut plus observer la religion. « Ils sont fâchés avec Dieu », commente Laura. Sa techouva entraîne des conflits intrafamiliaux douloureux. Sa sœur ne la comprend plus : elle qui s’est récemment mariée avec un Français non-juif(14) qui a du mal à décoder les exigences de sa belle sœur. Laura souhaiterait qu’on l’aide à concilier sa vie de jeune femme française moderne – fille de parents ayant rejeté leur judaïsme – avec son implication personnelle de plus en plus marquée dans la tradition juive. Laura est une jeune femme de sa génération.

Du singulier aux collectifs

Ces deux vignettes relatent des problématiques complexes, souvent présentes dans les familles de survivants de la Shoah – familles dont l’une des caractéristiques les plus courantes est d’être en conflit et de ne connaître personne qui puisse les réconcilier.

Les problèmes à traiter sont des questions nouvelles, qui sont directement issues des événements récents et dramatiques vécus par les Juifs d’Europe. Avant la Shoah, les Juifs ne demandaient pas à leurs enfants de les incinérer. Si certains le font aujourd’hui, cela est directement lié à l’isolement dans lequel vivent aujourd’hui ces survivants, au fait qu’ils sont restés profondément effrayés par la volonté d’extermination nazie, par les procédés utilisés par les bourreaux et « capturés » par leurs chers disparus.

Ainsi, les problèmes que doivent traiter Albert et Laura font pleinement partie de l’héritage douloureux de la Shoah présent dans les familles de survivants. Ce type de questions, portées par des individus, les font souvent souffrir dans leur existence personnelle, mais reflètent en réalité des problématiques qui concernent un large groupe de sujets descendants de victimes de la Shoah. Ces questions sont d’autant plus douloureuses qu’elles sont nouvelles et devraient être traitées collectivement, alors qu’elles sont supportées par des personnes souvent isolées les unes des autres.

En effet, les modalités funéraires ou les options religieuses sont des faits qui engagent profondément les individus, mais qui relèvent bien plus du collectif que du subjectif. Il apparaît que ces théories et ces actes spécifiques ont une influence indéniable sur l’état psychologique des personnes ; elles les placent dans des situations difficiles, contradictoires, elles peuvent, dans certains cas, induire de franches décompensations psychopathologiques. Par conséquent, les professionnels « psy » qui veulent aider leurs patients survivants et descendants de survivants de la Shoah sont amenés à considérer de manière rigoureuse et documentée ces théories et pratiques, ces collectifs et ces options auxquels leurs patients se réfèrent.

Aujourd’hui, pour être efficaces, les psys sont contraints d’opérer une radicale inversion méthodologique : afin de comprendre et de soigner le singulier, ils doivent dorénavant et avant tout connaître les groupes et les communautés dont les patients se réclament. La guérison, après la Shoah, contraint les psys à considérer les appartenances (15) de leurs patients avec sérieux, d’autant que ces appartenances sont souvent problématiques, contradictoires, et qu’elles exigent des réaménagements complexes à la mesure de la complexité du monde moderne.

Soigner les survivants et descendants de survivants de la Shoah implique de comprendre les collectifs contemporains susceptibles de leur proposer des projets d’existence intéressants, incluant souvent la transmission d’une identité forte permettant de rompre avec la malédiction de la grande catastrophe.

Notes:

1. Emily Kuriloff, Contemporary Psychoanalysis and the Legacy of the Third Reich: History, Memory, Tradition, New York, Routledge, 2013.

2. Nathalie Zajde, Enfants de survivants, Paris, Odile Jacob, 1995.

3. Tobie Nathan et Nathalie Zajde, Psychothérapie démocratique, Paris, Odile Jacob, 2012.

4. La cellule psychologique dédiée aux survivants de la Shoah et aux générations suivantes du Centre Georges Devereux existe depuis plus de vingt ans. Depuis 2011, elle est soutenue par la Fondation pour la Mémoire de la Shoah et le Mémorial de la Shoah. http://www.ethnopsychiatrie.net/CelluleSurvivants.htm

5. Léon Poliakov, Le Bréviaire de la haine, Paris, Calmann Lévy, 1951 ; Philippe Burrin, Ressentiment et apocalypse, Paris, Seuil, 2004 ; Christian Ingrao, Croire et détruire, les intellectuels dans la machine de guerre SS, Paris, Fayard, 2010.

6. Autrement dit, aux savoirs ayant trait à la maladie, au malheur et aux pratiques thérapeutiques inspirés des traditions et textes juifs.

7. Les noms et certains aspects présentés dans ces deux vignettes ont été modifiés afin de respecter l’anonymat.

8. Nathalie Zajde, Les Enfants cachés en France, Paris, Odile Jacob, 2012.

9. Serge Klarsfeld, Le Calendrier de la persécution des Juifs de France, 1940-1944, Paris, Éditions FFDJF, 1993.

10. L. Eitinger, « Pathology of the concentration camp syndrome », Archives of General Psychiatry, 1961, n° 5, p. 371-379.

11. En Pologne, où vivaient 3 350 000 Juifs en 1939, l’estimation officielle du nombre de survivants en 1946 s’évalue à 400 000 (voir Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe , Paris, Fayard, 1985), autrement dit, l’extermination concerne près de 85 % de la population.

12. Nathalie Zajde, Guérir de la Shoah, Paris, Odile Jacob, 2005.

13. Dans la tradition juive, l’incinération est interdite – ce que ne manquaient pas de savoir les nazis qui, justement, éliminaient toute possibilité de respecter les rites de morts juifs en incinérant les cadavres, faisant ainsi disparaître la matérialité des corps – tuant les morts !

14. Catherine Grandsard, Juifs d’un côté. Portraits de descendants de mariages mixtes entre juifs et chrétiens, Paris, Seuil/Les Empêcheurs de penser en rond, 2005.

15. T. Nathan, À qui j’appartiens ? Écrits sur la psychothérapie, sur la guerre et sur la paix . Paris, Les empêcheurs de penser en rond, le Seuil, 2007.

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