Tribune
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Publié le 21 Mars 2014

Crimée : Les « conflits gelés » de l’ancien Empire soviétique

Poutine organise dans les « Républiques unionales » des tensions déstabilisatrices contre l’Union européenne

Tribune de Gérard Fellous, Secrétaire général de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) de 1987 à 2007. Expert auprès du Haut-commissariat  aux droits de l’homme des Nations unies, de l’Union européenne , du Conseil de l’Europe , et de l’Organisation internationale de la Francophonie. www.gerardfellous.com.

Avec un prétendu référendum concluant massivement, à près de 97%, à un rattachement à la Russie, le scénario en Crimée était écrit et rodé de longue date. Depuis plus de quinze ans, et aujourd’hui  en Ukraine, le Président Vladimir Poutine met en œuvre, par petites touches, une nouvelle configuration des frontières de l’Europe centrale et orientale, pour ceinturer  la Fédération de Russie d’un cordon protecteur de territoires occupés ou colonisés, non reconnus par la Communauté internationale. 

Ainsi, après la chute de l’Empire soviétique, sont venus rejoindre la Russie : le Haut-Karabagh, détaché de l’Azerbaïdjan en septembre 1991,  l’Abkhazie et l’Ossétie du sud, détachés de la Géorgie en 1992, puis la Transnistrie et la Gagaouzie, détachés de la Moldavie, respectivement en 2006 et 2014, et aujourd’hui la Crimée, sur la voie d’une sécession d’avec  l’Ukraine.

Pour Moscou, la cartographie géopolitique de ces « Républiques unionales » n’a pas pour objectif premier la constitution d’un empire économique, mais bien la formation d’un glacis stratégique de territoires russophones généralement improductifs ou désertiques, composés de populations disparates nostalgiques du communisme de l’URSS. Cet « étranger proche », espace post-soviétique serait, pour Poutine, le théâtre d’un « supplément de puissance » compensatoire de la chute du Mur de Berlin en 1992. Cet espace est qualifié de « sphère des intérêts vitaux de la Russie », par le Centre russe pour les affaires internationales (RSMD).

Vladimir Poutine utilise, pour y parvenir, les instruments d’une puissance militaire décadente, gérée par les méthodes de l’ancien KGB dont il fit partie. Faute d’être une puissance économique ou d’avoir, de manière constructive, une influence diplomatique internationale déterminante, la Russie de Poutine espère se doter d’une puissance militaire traditionnelle, sinon sur sa façade orientale où elle se heurterait au géant chinois et aux puissances économiques asiatiques, tout au moins face à l’Union européenne et à son « partenariat oriental », ainsi qu’en Méditerranée et au Proche Orient avec l’aide de ses deux partenaires, la Syrie de Hafez el Assad, et l’Iran des Mollahs.

La plus récente illustration en est donnée en Crimée, coupée du territoire ukrainien par le déploiement de plus de 80 000 soldats russes, 270 blindés et 140 avions de combat massés le long des 2 000 kilomètres de la frontière russo-ukrainienne.  Il n’en demeure pas moins que l’importance militaire de la Crimée, dont le port de Sébastopol abrite aujourd’hui vingt-cinq navires de combat et 13 000 hommes, s’est amenuisée, passant au quatrième rang des cinq bases navales russes, loin derrière les flottes des mers du nord et de l’Océan pacifique, et alors que sur la Mer Noire le port de Novorossiysk a pris le pas sur celui de Sébastopol. Les forces militaires de Poutine  avaient progressivement coupé la Crimée de l’Ukraine, en prenant le contrôle des ports, des aéroports, des routes principales, des garnisons militaires ukrainiennes ainsi que du terminal de ferries de Kertch, après avoir interrompu la diffusion en Crimée des chaines de télévision de Kiev. Face au nationalisme russe, qui serait seul légitime, Poutine dénonce des nationalismes ukrainien, ou abkhaze, ou ossète, ou Arshak…qu’il qualifie, dans sa propagande, de «néo- fascisme » et d’antisémite.

Le prétexte des relations historique et linguistique

Mais la première justification utilisée par Poutine pour intervenir en Ukraine sans s’embarrasser du principe fondamental de la Charte de l’ONU de respect de la souveraineté et de non-ingérence dans un État indépendant, et mettre la main, pour le moins sur une partie de son territoire, la Crimée, est de nature  historique et culturelle. Moscou argue qu’il faut y « protéger  ses citoyens et les populations russophones », face aux nouvelles autorités ukrainiennes qui « menacent sérieusement ses intérêts », son « prestige » étant en jeu », car, avance le Centre russe pour les affaires internationales : « Si nous nous considérons comme une grande puissance, nous ne pouvons pas fermer les yeux sur de tels agissements ». Poutine met en œuvre trois leviers pour réduire ces « menaces » : la loi de 2012, votée par le Parlement de Kiev qui modifie  l’équilibre linguistique au profit du russe, et au détriment de l’ukrainien, en annulant la loi de 1991 qui déclarait l’ukrainien seule langue officielle ; la création d’une multitude de fausses Fondations et « Organisations non gouvernementales », en réalité sous influence de Moscou ; et enfin l’Église orthodoxe russe qui estime que sa zone d’influence s’étend, au-delà des frontières actuelles de la Fédération russe, à l’ensemble de l’espace post-soviétique.

La péninsule de Crimée, sentinelle stratégique sur la mer Noire, donnant accès aux mers chaudes, a toujours été convoitée, d’abord par les comptoirs grecs puis génois, tombant ensuite sous la domination des Khans d’origine mongole, vassaux de l’Empire ottoman, avant d’être conquise au XVIIIe siècle (1783) par la Russie de Catherine II, et devenir  la base de départ d’une politique russe conquérante vers Constantinople. En 1853 l’Empire ottoman, avec l’aide de la France et de la Grande-Bretagne met un coup d’arrêt à cet expansionnisme russe en lui imposant une cuisante défaite militaire au siège de Sébastopol, ce qui n’empêchera pas que la Crimée restera sous contrôle russe, en devenant le lieu de villégiature de la noblesse fuyant la Révolution d’octobre, puis des oligarques soviétiques. Il faut attendre 1954 pour que Nikita Khrouchtchev rétrocède la Crimée à l’Ukraine dans un curieux «geste historique », celui du tricentenaire du traité de Pereïaslav, par lequel les cosaques d’Ukraine avaient fait allégeance à Moscou. À l’effondrement de l’Empire soviétique, la Crimée russophone se trouve ainsi intégrée dans une Ukraine indépendante, avec laquelle elle a peu d’histoire commune. Quant au peuple tatar, qui représente 12% de la population de la péninsule, son histoire est tumultueuse : d’origine turco-mongole, installée depuis le XIIIe siècle dans la région sous la poussée vers l’Ouest de Gengis Khan, il s’est converti à l’islam, vassal historique des Ottomans, puis supplétif des nazis. Il a été déporté en Sibérie et en Asie centrale par Staline, avant  d’être autorisé au retour en 1991, après la chute de l’URSS.

Le statut spécial de Crimée, cette péninsule multiethnique de deux millions d’habitants et de 27 000 km2 est, depuis 1990 à quelques mois de la dissolution de l’Union Soviétique, celui d’une République autonome au sein de l’Ukraine. Les Russes y sont majoritaires (58,5% de la population, contre 24,4% d’Ukrainiens), ainsi que les russophones (76,5%, comme langue maternelle), fruit de trois siècles sous domination russe. Plus encore, la ville de Sébastopol  est soumise à un statut à part de « ville autonome dans une République autonome ». Mais derrière la revendication de maintenir sa domination sur une base stratégique navale, il y a la nostalgie de Moscou d’une Ukraine qui fut le plus beau fleuron de l’Empire russe, ce qui faisait dire en 1991 à Boris Eltsine : « Nous nous sommes séparés dans la douleur, il a fallu diviser l’indivisible ».

Les précédents

Le prédécesseur de Poutine aurait pu en dire de même de l’Abkhazie, région séparatiste de Géorgie. Conquête préparée depuis 2006, il fallut seulement cinq jours à la Russie, en aout 2008,  pour déplacer de 11kms. sa frontière, annexant le territoire abkhaze sur une superficie d’environ 8 600 m2, à l’extrême ouest de la Géorgie, sur la côte de la Mer Noire, près de la ville de Sotchi, en Circassie russe. Cette République d’Abkhazie, qui a déclaré son indépendance de la Géorgie en 1992, après avoir été une République autonome d’Abkhazie, faisant partie de la Géorgie dont les frontières étaient internationalement reconnues, n’est en réalité reconnue que par cinq États : outre la Russie, par Nauru et Tuvalu, le Nicaragua  et le Venezuela.

L’Abkhazie est russe depuis le XIXe siècle, lorsque l’Empire russe conquiert le Caucase après 1864. Elle est rattachée à la Géorgie russe depuis 1810, après que sa population musulmane d’origine ait cherché refuge  dans l’Empire ottoman, pour être remplacée par des colons venus d’Anatolie et de Russie. La Géorgie, conquise en janvier 1921 par l’Armée rouge, obtient le statut de république fédérée dans la nouvelle République socialiste fédérative soviétique de Transcaucasie.  Staline, lui-même géorgien, fait de l’Abkhazie une République socialiste soviétique autonome, et la russifie profondément (langue, culture…). Le retour de balancier se fait à la mort de Staline et de Beria, l’Abkhazie retrouvant sa langue et ses racines.

Dans les années 1980, au moment où l’Union soviétique commence à se désintégrer, le pouvoir russe adopte des stratégies semblables en Crimée ukrainienne, en Abkhazie et en Ossétie du Sud géorgiennes, en Transnistrie et en Gagaouzie de Moldavie, ou au Haut-Karabakh d’Azerbaïdjan : face aux mouvements centrifuges et indépendantistes de ces « République unionales » , Moscou encourage et soutient l’autonomie des minorités locales, dressant les communautés locales les unes contre les autres , afin de faire intervenir l’armée russe en arbitre des troubles. Vladimir Poutine est le continuateur de cette stratégie.

Le parallèle est particulièrement frappant entre la guerre en Abkhazie dans les années 1989 – 1993, et ce qui advient aujourd’hui en Crimée et dans l’est de l’Ukraine :

Le Conseil militaire de Géorgie, qui abolit la constitution soviétique en février 1992 pour restaurer la République démocratique de Géorgie de 1920, tombe sous le contrôle (mars 1992) d’Édouard Chevardnadze, un ancien Ministre soviétique des Affaires étrangères. Les paramilitaires abkhazes et russes s’affrontent à Soukhoumi. Des volontaires viennent combattre, venant de Russie (Caucasiens, Cosaques, Ossètes, Tchéchènes). Cette guerre provoque  d’importants mouvements de population lorsque près de 100 000 Géorgiens et plus de 200 000 Abkhazes, Russes et Arméniens quittent l‘Abkhazie. Le gouvernement de Chevardnadze accuse alors la Russie de « détacher de la Géorgie un territoire historique (l’Abkhazie) et de déplacer la frontière russo-géorgienne ». Tout comme aujourd’hui en Crimée, en Abkhazie de 2003, une partie des dirigeants souhaite une indépendance complète, et une autre une « association » » avec la Russie, alors que les instances internationales (ONU, OSCE, UE) ne reconnaissent pas la sécession et demandent que  les réfugiés géorgiens qui ont fui leur pays lors de la guerre de 1992-1993 soient autorisés au retour, avant qu’un référendum sur l’indépendance soit organisé. Deux propositions de sortie de crise sont alors avancées : la première revenait à la création d’une fédération entre la Géorgie et l'Abkhazie, sur le modèle  de la Serbie et Monténégro. La seconde consistait à diviser la Géorgie en sept entités, sur le modèle des Länder allemands, avec une autonomie pour les pouvoirs locaux sur l’économie et la police, mais un gouvernement fédéral pour les pouvoirs régaliens (défense et affaires étrangères). Ces formules seraient également appliquées à l’Ossétie du sud.

Sous la pression du gouvernement géorgien du Président Saakachvili, les Russes ont fermé leurs bases militaires en République d’Apsny (Abkhazie), ne maintenant  qu’une force de maintien de la paix de la CEI (mission CISPKF), alors que les autorités abkhazes de Soukhoumi  s’opposent à tout retour dans le giron de la Géorgie. Le 25 aout 2008, le Président russe Dimitri Medvedev signe les décrets reconnaissant l’indépendance de l’Ossétie et Sud et de l’Abkhazie. La Géorgie a alors dénoncé « une annexion »  par la Russie, que les puissances occidentales, dont la France, n’ont pas reconnue. La tension militaire est constante entre la Russie et la Géorgie, aboutissant (17 février 2010) à un accord permettant une présence de l’armée russe (1 700 militaires) pour 49 ans.

La République d’Ossétie du Sud, qui a fait unilatéralement  sécession de la Géorgie en 1992 a également une histoire intimement liée à celle de l’URSS, lorsque l’oblast autonome d’Ossétie du Sud est créé en 1922 au sein de la République socialiste soviétique de Géorgie, membre de l’Union des républiques socialistes soviétiques.  Un conflit armé oppose entre janvier 1991 et juin 1992,  l’armée géorgienne à des milices ossètes réclamant l’unification de l’Ossétie du Sud avec l’Ossétie du Nord qui fait déjà partie de la Russie. Le conflit  est résolu par un traité de paix signé entre la Russie et la Géorgie (26 juin 1992),  et la constitution d’une force de maintien de la paix, non pas onusienne, mais composée de troupes russes, ossètes et géorgiennes. Là encore un référendum organisé en 1992 en Ossétie du Sud permet de proclamer sa sécession de la Géorgie, et son indépendance, suivi d’un second référendum en novembre 2006, où le « oui » est largement majoritaire. Ces référendums, non reconnus par la communauté internationale, sont approuvés uniquement par la Russie. Il s’en suit, en aout 2008 une offensive armée de la Géorgie qui tente de reprendre le contrôle de l’Ossétie du sud, sans succès après une intervention musclée des forces armées de la Fédération de Russie qui vont jusqu’à occuper une partie du territoire géorgien. La Géorgie dénonce immédiatement « une annexion » par la Russie, alors que le Parlement de Moscou vote la reconnaissance de l’indépendance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie. Le cynisme du Président Medvedev et de son Premier ministre Poutine va jusqu’à acheter des voix internationales pour la reconnaissance de ces territoires : Ainsi  Moscou verset-il 10 millions d’Euros à Nauru, et promet autant aux Iles Tuvalu, alors que les iles Fidji se voient proposer par la Géorgie une aide financière au développement en échange d’une non-reconnaissance de l’Ossétie du Sud. Rappelons que l’Ossétie du Sud a moins de 100 000 habitants en 1989 pour une superficie totale de 3 900 km2.

Plus proche dans le temps, la crise en Ukraine/Crimée trouve son pendant dans le controverse identitaire qui enflamma la République de Moldavie avec la crise en Transnistrie dès 2003,  puis en Gagaouzie, en 2014. Là encore s’opposent  une minorité dite « roumaniste » favorable à une union politique entre la Moldavie et la Roumanie, pour une intégration dans l’Union européenne et dans l’OTAN, et donc d’une sortie de la zone d’influence russe, et d’autre part une majorité dite  « moldaviste », regroupant la quasi-totalité des colons slavophones, soit un tiers de la population, partisans de l’inclusion de leur identité dans l’identité roumaine, dans leur majorité électeurs du parti communiste. Ces derniers se déclarent historiquement antérieurs aux Roumains, la Moldavie ayant existé comme Principauté depuis 1 359, bien avant la naissance de la Roumanie en 1859, ce qui leur donne une antériorité culturelle. Cette querelle linguistique a en réalité un fondement politique qui se comprend à la lumière de l’histoire soviétique. Le « moldavisme » est en réalité né, le 12 octobre1924 lors de la création de la République autonome soviétique moldave, en Podolie, sur la rive est du Dniestr, au sein de la République socialiste soviétique d’Ukraine. Elle  fait partie, selon l’expression d’Hélène Carrère d’Encausse de ces « bantoustans soviétiques » où les autorités de Moscou expérimentent des « novlangues ». Ainsi apparaissent, forgées de toutes pièces, une langue et une littérature de Moldavie que nul ne sait ni lire ni écrire, mais qui vise à un « rapprochement » entre Russes et « Moldaves », au détriment du roumain. L’une des conséquences de cette controverse identitaire moldave est que la Roumanie, intégrée dans l’Union européenne, s’oppose à ce que la Moldavie la rejoigne.

Région autonome à majorité russophone, la « République moldave du Dniestr » ou Transnistrie s’est proclamée indépendante en novembre 1991 sans avoir jamais été reconnue par la communauté internationale. État de facto à la frontière de l’Union européenne, au nord de la Mer noire, elle est qualifiée de « région vestige de l’URSS », aujourd’hui « enclave russe ». C’est le 17 septembre 2006 qu’elle a également organisé un référendum sur son indépendance, à l’issue duquel 97,1 % des électeurs ont approuvé le rattachement à la Russie dans le cadre de la CEI.  Les observateurs de l’UE et de l’OSCE ont refusé de reconnaitre les résultats en raison d’irrégularités, alors que ceux de la CEI déclaraient que ce référendum s’était déroulé « de manière libre et démocratique. »    République  de 550 000 habitants, à 91% de religion orthodoxe, rattachés au Patriarcat de Moscou, cette population équivaut à celle du Luxembourg, ou  du département des Pyrénées-Orientales. Elle est issue de trois minorités russe, moldave et ukrainienne. La statue de Lénine trône encore face au Parlement, et de même que demeurent tous les symboles soviétiques. Plus prospère que le reste de la Moldavie du fait de financements encore importants, son économie se caractérise par  des réseaux mafieux et par des ventes d’armes. Pour certains cette situation en fait « la poudrière de l’Europe », et pour d’autres  un territoire  où «  l’URSS, son système, son administration, son décorum et ses méthodes sont encore en place : un véritable conservatoire historique ».  La présence du « Groupe opérationnel des forces russes en Moldavie », éléments de la XIVe armée de la Fédération de Russie  l’isole du reste de la Moldavie, pour l’ouvrir sur l’Ukraine, sans pour autant annuler son attrait pour l’Union européenne.

Autre territoire qui se détache de la Moldavie pour s’arrimer à la Russie, la Gagaouzie : même stratégie de Poutine : pousser à un référendum dit « démocratique » (2 février 2014) dont la principale question est : « Désirez-vous que le Gagaouzie rejoigne l’Union douanière Russie-Biélorussie-Kazakhstan, et non conclure un accord d’association avec l’Union européenne ? »   Selon les autorités de Comrat, capitale de ce territoire,  sur 72 % de participants, 95% ont répondu positivement.  Ce territoire moldave de 1 832 km2 éclatés en trois districts non contigus, pour 155 700 habitants (en 2005), orthodoxes à 93% bien que turcophones d’Anatolie, est proclamé unilatéralement en 1990 « République de Gagaouzie », avec revendication essentielle de demeurer membre de l’URSS. Alors que la Moldavie  exprime la volonté de se rapprocher de l’Union européenne, la Russie apporte son soutien aux régions séparatistes de Transnistrie et de Gagaouzie.

Enfin, dernière république autoproclamée de Transcaucasie tombée dans le giron de la Russie, la République du Haut-Karabagh, ou République d’Arshak, détachée de l’Azerbaïdjan. Majoritairement peuplé d’Arméniens (80%) sur une population totale de 145 000 habitants pour une superficie de 11 430 km2, ce territoire  a déclaré son indépendance le 2 septembre 1991.

L’Empire russe avait annexé la région en 1805. Dès lors les heurts et massacres se multiplient entre  Arméniens et Azéris. Terre historiquement arménienne, elle fut déclarée Oblast autonome du Haut-Karabagh par l’URSS, et intégrée à la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan en 1920. À la chute de l’Empire soviétique, l’Assemblée nationale de Stepanakert proclame l’indépendance, réaffirmée également par un référendum (décembre 1991). Cette sécession (2 septembre 1991) n’est pas non plus reconnue par la communauté internationale. L’Azerbaïdjan envoie des troupes qui se heurtent aux Arméniens venus à la rescousse (30 000 morts et  des centaines de milliers de réfugiés principalement Azéris, entre 1988 et 1994), jusqu’à un cessez-le-feu obtenu en mai 1994 dans le cadre du Groupe de Minsk, créé  par l’OSCE et coprésidé par la Russie, les États-Unis et la France. Ce nouveau « conflit gelé » est enchâssé entre la République autonome du Nakhitchevan et l’Azerbaïdjan, avec pour voisins immédiats l’Arménie et le Karabakh du Nord d’une part, et d’autre part, au sud, l’Iran.

L’Union européenne a mis en place un Représentant spécial pour le Caucase du Sud, chargé également de suivre la crise en Géorgie, et de favoriser des projets de développement des sociétés civiles. Elle ne peut pour autant empêcher la course aux armements et la rhétorique de guerre, augmentant l’instabilité aux portes de l’UE. Le conflit du Haut-Karabakh peut se réveiller à tout moment. Ce territoire est également déstabilisé par l’afflux de réfugiés syriens d’origine arménienne (plus de 10 000 en 2013). Dans cette configuration, la Russie apporte un soutien militaire à Erevan en livrant des avions, missiles, tanks et véhicules d’artillerie, et en entretenant une présence militaire (plus de 10 000 soldats, 180 chars et 18 avions de chasse). En septembre 2013, le Président arménien, Serge Sarkissian  annonçait que son pays allait rejoindre l’Union douanière, composée de la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan qui projette de se transformer en 2015 en Union eurasiatique.

L’Union eurasiatique de Poutine

Vladimir Poutine construit ainsi, pas à pas la « Grande Europe », un pôle de puissance qui lui serait soumis, face à l’Union européenne, au travers de son grand projet d’Union eurasiatique, dont le « pivot géopolitique », selon la formule de Zbigniew Brezinski, serait l’Ukraine.

Le détachement de l’Ukraine de ce projet pour s’arrimer à l’Union européenne sonnerait le glas de l’ambition et des « intérêts légitimes » du Kremlin selon qui les Russes et les Ukrainiens ne sont « qu’un seul peuple ». Tous les efforts de Poutine pour retrouver en Ukraine une influence russe de premier plan, après les « années orange » de 2004 à 2009 auraient été voués à l’échec : tout particulièrement aurait été annulé l’enjeu à la fois stratégique, politique et symbolique de l’accord signé à Kharkiv avec l’Ukraine (avril 2010) accordant à la Russie la prolongation jusqu’en 2042 du bail de la base navale de Sébastopol.

Ce bras de fer entre Moscou et Kiev a en réalité pour enjeu principal de faire obstacle à l’intégration de l’Ukraine dans l’espace de l’Europe occidentale, pour la forcer à rejoindre l’Union douanière créée au sein de l’Union eurasiatique. Ainsi, au lendemain du sommet européen de Vilnius (28-29 novembre 2013), Poutine mit, sans succès l’Ukraine sous pressions économiques et commerciales, en tentant de convaincre Kiev qu’elle porterait ainsi la responsabilité de « tuer des pans entiers de l’économie russe », et en la  menaçant de lui fermer son marché du travail, et de supprimer les avantages de baisse des prix du gaz .

Face au « Partenariat oriental » de l’Union européenne

La « Politique européenne de voisinage », mise en place en 2003 vise, selon la formule du ministère français des Affaires étrangères à « renforcer la coopération politique, sécuritaire, économique et culturelle entre l’Union européenne et ses voisins immédiats ou proches, tant à l’Est (Arménie, Azerbaïdjan, Biélorussie, Géorgie, Moldavie, Ukraine), qu’au Sud (Maroc, Algérie, Tunisie, Libye, Égypte, Israël, Autorité palestinienne, Liban, Jordanie) »

L’accord d’association que l’Union européenne a lancé le 7 mai 2009, à Prague, entrant dans le cadre de cette politique de voisinage, concerne les six pays de l’Est européens cités. Cet accord ouvre le droit, particulièrement pour l’Ukraine, à déposer une demande d’adhésion à l’UE. Pour l’heure Kiev  reçoit 300 millions d’euros d’aide, alors que la Pologne, membre à part entière  bénéficie de 12 milliards d’euros dans le cadre de la PAC et de la Politique de cohésion.

Pour sa part, Tbilissi (Géorgie) bénéficiait, en 2006, après la « révolution des roses », de 120 millions d’euros pour la période 2007-2010. Mais depuis les élections législatives d’octobre 2012 qui virent la victoire d’une coalition « Rêve géorgien »  favorable à la Russie, le gouvernement de Bidzina Ivanichvili tente de « manger à tous les râteliers »  en renouant des relations financières et commerciales avec Moscou, sans pour autant abandonner l’aide européenne.

Lorsqu’en 2009, la Moldavie élut à sa tête, une coalition de quatre formations politiques favorables à une adhésion à l’UE, l’ « Alliance pour l’intégration européenne », en réorientant ses exportations vers l’Europe, et en réduisant ses déficits, Moscou multiplia ses pressions économiques, particulièrement en cessant ses importations de vins moldaves. Ces pressions auront pour effet d’augmenter la paupérisation des campagnes, provoquant un revirement de l’opinion publique, sous la propagande de l’opposition communiste.

Pour l’Union européenne, les difficultés sont tout autres avec l’Azerbaïdjan qui avait conclu en 2006 avec Bruxelles un « accord de partenariat et de coopération », inauguré avec un financement de 92 millions d’euros. Riche en ressources pétrolière et gazière, ce pays de la Caspienne, dirigé pour un deuxième mandat, par le Président Ilham Aliev,  s’avère être un régime autoritaire et peu démocratique. Cet État de 9,5 millions d’habitants joue un double jeu diplomatique : tout en se présentant comme un allié sécuritaire des États-Unis , et d’Israël, offrant un terrain de transit pour la guerre en Afghanistan,  il entretient des relations avec l’Iran, et se trouve associé, depuis 2001 avec la Géorgie, l’Ukraine et la Moldavie dans une « Organisation pour la démocratie et le développement économique ». Les tentatives de l’Union européenne d’accompagner l’évolution de ce pays se sont jusque-là avérées vaines.

C’est certainement l’Ukraine qui devait symboliser la nouvelle « Ostpolitik » de l’UE sur sa façade orientale, si Moscou n’avait pas lancé son offensive sur ce pays.  La Commission européenne avait annoncé, il y a quelques semaines, l’octroi à Kiev de fortes réductions des tarifs douaniers, pour un montant de 500 millions d’euros par an, de même qu’un plan d’aide massif de plus de 11 milliards d’euros, sous forme de prêts, de dons et d’avantages commerciaux. En contrepartie, Bruxelles avait, il est vrai, mis la barre bien haut, non seulement en exigeant de Kiev un assainissement de son économie et de ses finances, au moment où Poutine offrait une baisse du prix de son gaz, mais également en demandant la libération  de l’ancienne Premier ministre Ioula Timochenko : Il en résultat le soulèvement de la place Maïdan et un changement de gouvernement, contre la volonté de Moscou.

Les difficultés de mise en œuvre du Partenariat oriental de l’UE étaient déjà apparues en novembre 2013 lors du sommet tenu, brièvement, à Vilnius. L’Ukraine avait alors cédé aux campagnes d’intimidation du Kremlin. Pour bien des pays candidats (Arménie, Biélorussie, Azerbaïdjan et Ukraine) cet accord d’association ne pouvait être signé  que dans la perspective précisément définie d’une intégration pleine et entière dans l’UE. Or, pour nombre des Vingt-huit Européens « l’association ne conduit pas à l’adhésion », comme le précisait à Varsovie le Président François Hollande, alors que la Pologne ne fixait pas de ligne rouge.

Dans ce contexte incertain, la « politique de voisinage » définie par la Commission européenne cherche un second souffle : il pourrait passer par la définition d’un statut d’ « États associés », proposé à des pays de l’Est comme du Sud, principalement par la France et par l’Allemagne, sans aller jusqu’à une intégration pleine, comme le souhaitent les Scandinaves et les Britanniques. Le mal semble remonter à 2005, lors du rejet de la Constitution européenne.

Tout comme pour l’Abkhazie, l’Ossétie » du sud, la Transnistrie, la Gagaouzie et le Haut-Karabagh, les États-Unis et l’Union européenne considèrent aujourd’hui que la Crimée est bel et bien tombée dans le giron de Poutine, mais pas les pays desquels ils firent sécession, qui sont menacés de « finlandisation ». L’Europe occidentale n’a pas encore dit son dernier mot.

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