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Publié le 9 février dans Le Parisien
Le nouveau coronavirus, parti de Wuhan au centre de la Chine, continue de se répandre (dans une trentaine de pays désormais), véhiculant avec lui des violents relents de xénophobie subis par les communautés asiatiques du monde entier. Peur, suspicion, défiance : les discours racistes − notamment sur les réseaux sociaux − et les actes de malveillance sont devenus aussi viraux que la maladie qui a fait plus de 720 morts et contaminé 32 000 personnes depuis décembre. En Italie, des touristes chinois se sont fait cracher dessus à Venise. En France, plusieurs cas de stigmatisation ont été signalés contre des élèves.
L'ignorance et la peur panique font toujours bon ménage quand menacent la peste, le choléra, la variole ou toute autre pandémie. Avec des conséquences parfois meurtrières, comme au XIVe siècle, quand la peste noire qui décime l'Europe déchaîne la violence contre les juifs.
Les « assassins de Jésus », coupables tout trouvés
Le fléau s'immisce sous les portes des taudis, s'invite dans les belles demeures, repart musarder au gré de sa folie tueuse. Vieillards en bout de vie, nourrissons sans défense, solides gaillards : la maladie embarque tout le monde dans le même sac mortuaire. La peste noire qui a débarqué à Gênes, puis Marseille, en novembre 1347, gangrène l'Europe à une vitesse vertigineuse. Elle ne s'y était pas promenée depuis 600 ans, et s'en revient affamée. Le royaume de Philippe VI est avalé tout cru : en quatre ans seulement, le tsunami bacterien va décimer entre un tiers et la moitié de la population française.
A Paris, c'est le carnage. La ville la plus peuplée du monde chrétien est frappée le 20 août 1348. Un an plus tard, 80 000 Parisiens (sur les 250 000) ont été emportés, foudroyés par une fièvre incandescente ou souillés par d'abominables bubons noirâtres. Sur les places, le long des venelles, poussent des monticules de cadavres que les familles ne prennent même plus la peine d'ensevelir. On ne sait encore rien des puces de rats, vecteurs du bacille que découvrira Alexandre Yersin en… 1894. Alors on préfère imputer cette calamité à la colère de Dieu qui les punit de leurs péchés.
A moins que… Le châtiment divin ayant tout de même ses limites, il doit bien y avoir une autre explication à ce cauchemar sans fin. Les coupables sont tout trouvés : les juifs bien sûr ! Depuis deux siècles, à la faveur des Croisades, le temps a tourné à l'orage pour eux. On leur impose de porter la rouelle, un bout d'étoffe jaune, seuls quelques métiers leur sont autorisés (notamment celui de prêteur, qui leur vaudra d'être jalousés et haïs), les persécutions et expulsions du Royaume se multiplient.
Régulièrement accusés de crimes rituels, les « assassins de Jésus » sont désormais soupçonnés d'empoisonner les puits et de semer la mort pour mieux détruire le monde chrétien. Armageddon, nous y voilà ! Il faut donc se défendre, comme le clament ces hordes de flagellants qui déferlent dans les villes et les campagnes en chantant des cantiques pour implorer la clémence de Dieu. Ils seront plus de 500 000 à hanter l'Europe pestiférée. Chemin faisant, ces possédés se fouettent jusqu'au sang, et tant qu'à faire, massacrent les juifs qu'ils trouvent sur la route de leur démence.
Des émeutes vengeresses
La terrible maladie frappe pourtant les enfants d'Israël aussi vite que les autres, mais qu'importe : en ces heures de panique et de désespoir, impossible d'espérer faire entendre la voix de la raison. Le pape Clément VI s'y essaie par une bulle de juillet 1348. Quiconque « brutalisera un juif » sera excommunié, ordonne le souverain pontife depuis Avignon, mais la furie antisémite se déchaîne. La synagogue de Saint-Rémy-de-Provence est incendiée, les juifs de Serres (Hautes-Alpes actuelles) brûlés, ceux de Pont-de-Beauvoisin jetés dans le puits qu'ils auraient contaminé…
Si les autorités locales tentent de les protéger, elles en arrêtent aussi et les soumettent à la torture. Un supplicié, à bout de forces, raconte qu'un petit groupe occulte a concocté le poison fatal dans le sud de la France, à base de chair de Chrétiens, d'araignées, de grenouilles et d'hosties. D'autres « confessions » supposées alimentent la thèse de l'empoisonnement. La rumeur précède l'avancée de la peste, et l'engrenage fatal des pogroms se met en place. Les émeutes vengeresses secouent le Languedoc, la Provence, gagnent les Alpes à l'automne, remontent dans l'Empire germanique, le plus touché par cette folie collective. Munich, Nuremberg, Mayence, Erfurt, Ratisbonne et enfin Strasbourg, le jour de la Saint-Valentin, le 14 février 1349.
La ville n'a pas encore été touchée par la peste, mais son tour va venir, et la révolte gronde. A sa tête, Betscholt le boucher, nouveau chef de la corporation des métiers, fait cerner le quartier juif le vendredi 13 février, malgré les mises en garde des grands notables locaux. Le lendemain, le bûcher est dressé dans le cimetière de leur communauté. Environ 2000 juifs y seront brûlés à partir du lendemain. Et avec eux partaient en fumée toutes les dettes contractées par les commanditaires de cet holocauste… Ce qu'un chroniqueur de l'époque, Twinger von Königshofen, résuma lucidement : « S'ils avaient été pauvres et que les nobles ne leur devaient rien, ils n'auraient pas été brûlés ».
A chaque épidémie, ses boucs émissaires
Lépreux, étrangers, juifs : parfaits boucs émissaires des épidémies quand ses causes sont inconnues et qu'elles semblent frapper au hasard. Même dans nos sociétés contemporaines. Il y a quarante ans, le sida, qui faisait ses premières victimes, était appelé le « cancer gay », et les homosexuels − « aberrations de Dieu » − se voyaient désignés par certains coupables, agents de propagation de la maladie.
A la Réunion, dans les années 2000, les ressorts de la phobie ont été les mêmes au début de l'épidémie de chikungunya : certains habitants préféraient rejeter la faute sur les réfugiés des Comores plutôt que sur les moustiques.