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Publié le 28 octobre dans La Revue des Deux Mondes
Alexandre Devecchio, journaliste aux pages Débats et Opinions du Figaro et du Figaro Magazine, responsable du FigaroVox, s’y prend autrement. Il utilise la méthode descriptive du reporter à laquelle le prédestine le poste d’observation privilégié qui est le sien et qu’il a déjà employé dans son précédent livre, Les Nouveaux Enfants du siècle (éditions du Cerf, 2016).
Premier objectif : dépassionner le débat au profit d’un inventaire des différentes manifestations du populisme et éviter de raisonner par analogie en se livrant à des comparaisons qui ne font aucun sens, à commencer par celle avec les années trente du XXe siècle, qui ont vu s’installer les totalitarismes de gauche et de droite.
Ni Donald Trump, ni Vladimir Poutine, ni Viktor Orban, ni Matteo Salvini, ni Marine Le Pen, ni Sebastian Kurz, ni Boris Johnson ne ressemblent à Staline, à Mussolini ou à Hitler. Et les musulmans d’aujourd’hui ne sont pas les juifs d’hier. L’islamophobie, qui existe, et qui est condamnable, n’est pas le miroir inversé de l’antisémitisme, qui, lui, existe aussi, et ne cesse de grandir. Il faut avoir l’esprit singulièrement perverti pour comparer Tariq Ramadan au capitaine Dreyfus…
« Le phénomène a été mis en avant par de nombreux auteurs, qu’il suffisait de lire et de prendre au sérieux. »
Or, s’il est une référence qui peut faire sens, c’est celle à Marc Bloch et à son Étrange Défaite, l’analyse aujourd’hui encore la plus percutante de l’effondrement de la France en 1940, dans laquelle l’historien pointait la responsabilité des élites, de leur endogamie, de leur immobilisme, de leur délitement moral, de leur refus de regarder la réalité en face. En effet, la montée du populisme est d’abord l’expression d’une méfiance envers les élites et leur capacité de répondre aux aspirations des peuples.
Le populisme exprime un manque de confiance dans la démocratie représentative. Le phénomène a été mis en avant par de nombreux auteurs, qu’il suffisait de lire et de prendre au sérieux. Mais comme les premiers à réagir étaient le plus souvent des écrivains, comme Huxley ou Orwell, leurs récits ont été considérés comme des fables. Peu nombreux sont les lecteurs que les livres de Jean Raspail, de Michel Houellebecq, de Tom Wolfe, de Boualem Sansal, ont vraiment inquiété. À tort, car les écrivains et les artistes perçoivent souvent bien avant les autres les fissures et les fractures qui menacent les sociétés.
Ainsi, il existe une œuvre qu’on hésite à dire prémonitoire d’Anselm Kiefer, dans laquelle on voit deux avions percuter les tours d’une grande ville… Elle est bien antérieure au 11 septembre…
Ces précautions prises, Alexandre Devecchio peut se risquer à une première définition – approximative – du populisme comme étant prétendument l’expression du peuple dans le triple sens de demos, d’ethnos et de plebs. Ce qui caractérise cette révolte des classes moyennes, qui refusent de disparaître, ce n’est pas la tentation d’un quelconque régime autoritaire, mais un appel vers une démocratie qui ne soit pas seulement celle des élites mondialisées, imposant à tout un chacun leur économisme, leur déconstruction sociétale et leur multiculturalisme.
Et l’auteur d’opérer un premier arrêt sur image : l’Amérique de Trump. C’est très exactement celle d’Archie Bunker, cet Américain moyen dans la fameuse série télévisée, symptomatique comme le sont la plupart des séries, All in the Family, et qui a été diffusée tout au long des années 70 ; c’est celle qu’a si bien décrite le romancier Tom Wolfe dans Le Bûcher des vanités ; c’est celle, enfin, qu’a analysée le sociologue Christopher Lasch, en 1979 et en 1994, dans deux ouvrages traduits dans toutes le langues, La Culture du narcissisme et La Révolte des élites et la trahison de la démocratie. Deux livres qu’on fait mine de redécouvrir faute de les avoir lus à l’époque. Car tout est là : dans notre refus de prendre connaissance des réalités qui nous dérangent et nous font sortir de notre zone de confort.
« Les mêmes causes, c’est-à-dire la disparition des classes moyennes dans tous les pays occidentaux, produisent les mêmes effets, en dépit de quelques variantes nationales. »
Comme le suggère Alexandre Devecchio, il n’est pas impossible que nous assistions désormais à l’émergence de Tea Parties à l’échelle mondiale, tant les mêmes causes, c’est-à-dire la disparition des classes moyennes dans tous les pays occidentaux, produisent les mêmes effets, en dépit de quelques variantes nationales.
C’est en tout cas ce que peuvent faire penser les analyses plus ou moins convergentes de Christophe Guilluy, de Pierre-André Taguieff, Dominique Reynié, de Chantal Delsol, pour la France, de Stuart Hall, pour l’Angleterre, de Jan-Werner Müller, pour l’Allemagne, de Jacques de Saint Victor, pour l’Italie, de Christopher Lasch pour les États-Unis. Et de bien d’autres, car la littérature consacrée au phénomène remplit désormais des dizaines de mètres linéaires dans les bibliothèques.
Un peu partout, les partis traditionnels ont éclaté, coulent ou sombrent. Ou ont totalement disparu, comme la démocratie chrétienne en Italie, pays souvent présenté comme un laboratoire de l’Europe, qui anticipe sur ce qui va se produire ailleurs. Mais un peu partout, la recomposition est à la peine, car si les peuples bougent, les élites semblent avoir du mal à répondre à leurs aspirations, tant les logiciels du politiquement correct les empêchent de penser des changements qui vont dans le sens opposé de ceux qu’elles ont prévus.
Le livre d’Alexandre Devecchio pourrait leur fournir quelques éléments de réflexion fort utiles. Il présente une excellente description d’un phénomène désormais mondial. Il appartient aux politiques de sortir enfin du déni et de chercher des solutions innovantes à la hauteur des menaces qui pèsent sur nos démocraties. On ne pourra pas dire que l’on ne savait pas…