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«Une énigme française», de Jacques Semelin avec Laurent Larcher, Albin Michel, 220 p., 19 €. Albin Michel
Publié le 5 janvier dans Le Figaro
Faire de l’histoire, c’est répondre à une question jusque-là restée sans réponse. L’une d’elles fut posée en 2008 à Jacques Semelin, historien spécialiste des génocides et des sauvetages, par Simone Veil: « Comment se fait-il que tant de Juifs ont pu survivre en France malgré le gouvernement de Vichy, malgré les nazis? » Elle ajouta: « Ils sont 75 %, a établi Serge Klarsfeld. Je ne connais pas de travaux d’historiens sur cette question. » En effet, au moins 200 000 Juifs sont encore en vie en France à la fin de l’Occupation (il y a eu 80.000 déportés). Si la France est un des pays occupés où les Juifs ont été le plus épargnés, cela peut-il être dû seulement à la « chance » individuelle?
En 2013, en réponse à cette question délicate, Jacques Semelin publia un livre important et riche de témoignages: Persécutions et entraides dans la France occupée. Comment 75 % des Juifs en France ont échappé à la mort (Seuil-Les Arènes). Son dernier ouvrage, écrit en collaboration avec le journaliste Laurent Larcher, lui fait écho, puisqu’il raconte les coulisses de cette enquête exceptionnelle. Des rencontres inspiratrices jusqu’aux débats contradictoires (notamment avec l’Américain Robert Paxton) suscités par la publication du livre, en passant par les cheminements de la réflexion, on rentre en quelque sorte dans l’atelier intime de l’historien.
Une aventure passionnante nous est contée, qui montre que le débat intellectuel n’est jamais séparable de ce que vivent les gens au plus près. Y compris l’auteur, qui fait peu à peu la lumière sur son sujet alors qu’il est lui-même en train de perdre la vue. On y observe aussi avec inquiétude les distorsions entre la mémoire et l’histoire, notamment à l’occasion de la lecture critique, à la lumière des travaux de l’auteur, du discours de Jacques Chirac au Vél’ d’Hiv’ le 17 juillet 1995, qui a accrédité dans l’opinion l’idée que la «France (avait) commis l’irréparable». Assertion qui suscite l’indignation de Robert Badinter. Christine Albanel, qui a rédigé le texte, reconnaît - ce qu’elle regrette tout en se justifiant - qu’elle a préféré écrire que la «France», plutôt que «Vichy», avait «commis l’irréparable», en partie pour des raisons de style - et ainsi éviter une répétition.
La "schizophrénie" de l’administration
Cet ouvrage plein de nuances infléchit certaines idées toutes faites. Par exemple, si la politique criminelle du gouvernement de Vichy ne peut être occultée, il faut reconsidérer le régime sous un jour plus complexe - l’auteur parle de la «schizophrénie» de l’administration. À côté des lois antisémites qui peuvent conduire à Auschwitz, des allocations sociales ont ainsi été versées à des réfugiés juifs! Par ailleurs, nombre de Juifs menacés se réfugient à la campagne, où l’entraide spontanée des habitants hostiles aux «Boches» est une réalité incontestable -, car, si la délation existe, on en a sans doute exagéré l’importance. L’antisémitisme, qui alors se confond pour une part avec la xénophobie, appartient à la triste ambiance de l’époque, mais l’ensemble des gestes qui protègent l’emporte largement sur les préjugés. Si ceux qu’on appelle alors les «Français israélites» s’en sortent mieux que les Juifs étrangers, ce n’est pas «grâce à Vichy» - qui, sous la pression de l’opinion publique et de l’évolution internationale, a parfois pu faire écran -, mais surtout parce que leur assimilation de longue date et leurs réseaux de sociabilité leur permettent d’échapper plus facilement à la griffe de l’occupant et des collaborationnistes. Dans cette «pression» exercée par la société, n’oublions pas le rôle crucial et méconnu joué par l’Église catholique.
Au total, à la question initiale de Simone Veil, il n’y a pas de réponse univoque, mais un faisceau de causes qui font lumière.
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