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Publié le 3 février dans France Musique
Lors du premier confinement en Belgique, Simon Gronowski, 89 ans, a joué quelques notes à son piano, fenêtre ouverte. Il se souvient distinctement du premier morceau On the sunny side of the street, de Louis Armstrong, son compositeur fétiche. Une chanson soigneusement choisie pour inviter ses voisins à sortir dans la rue ensoleillée, et réchauffer leurs cœurs. Poussé par sa fille, il prend cette initiative, d’abord pour se faire du bien mais surtout pour les autres. Il connaît cette sensation difficile d’enfermement forcé. 78 ans plus tôt, il vivait un confinement bien plus terrible.
Simon Gronowski est un rescapé de l’Holocauste. Sa famille, d’origine juive, a vécu à Bruxelles cachée, pour fuir les nazis. Mais en mars 1943, le cauchemar vient frapper à leur porte. Simon a alors une dizaine d'années et le souvenir de son arrestation reste indélébile. « Ce jour-là, nous étions cachés dans un petit appartement. C'était l'heure du déjeuner. Ma mère était assise devant moi, ma sœur était à ma droite. Sur la table, le café était chaud. Ma sœur m'avait, comme d'habitude, préparé mes tartines à la confiture. Tout à coup, la porte est ouverte, deux hommes sont entrés en criant « Gestapo papiers ! » Ma mère s'est levée, toute blanche, et elle a tendu sa carte d'identité. Et le nazi s'est montré satisfait. Oui, c'était bien la famille Gronowski, nous avions été dénoncés. »
Sa sœur, sa mère et lui sont immédiatement arrêtés, transportés au siège de la Gestapo et finalement transférés à la caserne Dossin, à Malines, « le Drancy belge » précise Simon Gronowski. Il reste un mois dans ce camp, et le 19 avril 1943, il est contraint, avec sa mère, de monter dans un train. « Un wagon à bestiaux, c’était le 20e convoi. Il transportait 1600 déportés hommes, femmes et enfants. Je ne comprenais pas ce qui se passait, j’étais encore dans mon univers de louveteaux, j’adorais les scouts... Je ne savais pas que j’avais été condamné à mort et que ce train allait me conduire sur le lieu de mon exécution ».
Ce convoi est entré dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, comme étant le seul que la résistance ait tenté d’arrêter. Simon a entendu les coups de feu, il se souvient de l’arrêt du train, il n’a appris qu’après-guerre ce qui s’était réellement passé. « Trois jeunes garçons ont arrêté le train. En mettant sur les rails une lampe-tempête avec un tapis rouge, signal d'arrêt pour le machiniste. Ils ont ouvert un wagon, ils ont sauvé 17 personnes mais ils n’ont pas ouvert mon wagon ».
Après cette tentative de sauvetage, le train de Simon repart. Et alors qu’il s’endort dans les bras de sa mère, il entend des déportés s’activer autour de lui, et tenter d’ouvrir la porte coulissante.
Le petit garçon est réveillé dans la nuit par sa mère : la porte est ouverte, des déportés sautent. « Ma mère me prend par la main et me conduit vers la porte. Elle me fait descendre jusqu’à ce que mes pieds soient sur le marchepied, puis elle me dit ces mots en yiddish, les derniers que j’entends de ma mère : « Le train va trop vite ». Mais il ralentit, je saute. J’attends ma mère... Je crois qu’elle va sauter également, mais les nazis ont remarqué quelque chose. Le train s’arrête complètement ».
Tiraillé entre l’envie de rejoindre sa mère ou d’échapper aux nazis, Simon choisit finalement de s’échapper. Il court toute la nuit dans les bois. « Si j’ai sauté, c’est parce que j’ai obéi à ma mère, précise Simon, mais si j’avais su qu’elle ne sauterait pas comme moi... je n’aurai pas sauté. Je serai mort avec elle dans la chambre à gaz ».
Après s’être échappé, éreinté, il trouve refuge dans une maison. Le père de famille est gendarme. Effrayé, Simon pense qu'il va être dénoncé, ramené à la Gestapo, mais il en est tout autrement. « Il m’a dit :'Je sais tout, tu étais dans le train qui envoyait les Juifs en Allemagne, tu n’as pas à avoir peur, je ne vais pas te dénoncer, je te protégerai'... Cet homme est un héros ». De fait, l’homme le ramène à Bruxelles, où Simon est hébergé et caché par des amis jusqu’à la fin de l’Occupation. « J’ai retrouvé mes amis scouts, pendant 17 mois, j’ai été caché dans des familles chrétiennes qui m’ont traité comme leur propre enfant, qui m’ont encouragé, consolé, qui m’ont sauvé ».
Son père, qui n’était pas présent lors de l’arrestation, est encore vivant. Simon le retrouve à la Libération de Bruxelles, le 3 septembre 1944. Mais quelques temps après, son père découvre l’horreur nazie et n’y survit pas. « Quand il a vu les images des camps de concentration, au printemps 1945, les fours crématoires, les chambres à gaz... il a compris que sa fille et sa femme ne reviendraient pas. Il en est mort, désespéré. Je me suis retrouvé tout seul. » Simon se retrouve orphelin, il est placé dans une famille, et à 16 ans, il part habiter dans la maison de ses parents, dont il a hérité.
Il loue des chambres à des étudiants pour payer ses études. Étudier est devenu primordial pour lui : c’est une envie et un devoir envers la mémoire de sa sœur, morte dans les camps. «Ma sœur m’avait impressionnée avec son latin, son grec, elle m’avait offert mes premiers livres... Je voulais tellement faire des études et j’ai choisi le droit. Je suis devenu avocat à 23 ans ». Simon l’est encore aujourd'hui, à 89 ans.
Toujours en pensant à sa sœur, dont il était très proche, il commence à jouer quelques notes sur un piano. « Ma sœur était une grande pianiste classique, mais elle aimait aussi le jazz », se remémore Simon. De façon autodidacte, il apprend, il répète avec des amis, il joue du jazz, exclusivement. La musique prend alors une place décisive dans sa vie.
"Le jazz, pour moi, après la guerre, a été un facteur d’équilibre et d’intégration très important, quand je me suis retrouvé seul".
Simon Gronowski devient peu à peu une voix importante de la mémoire de la Shoah en Belgique. Il a publié son histoire, il la raconte dans les écoles, si bien qu’en 2012, un élève lui parle d’un certain Koenraad Tinel, qui, a l’opposé de Simon, est un enfant de nazi. Il n’avait que 6 ans lors de la Seconde Guerre, mais il porte la culpabilité des actes et de l’idéologie de sa famille, son père surtout, nazi convaincu, qui n’a jamais regretté ses actes. L’élève propose à Simon une rencontre. « J’étais étonné de la question, ce n’est pas mon genre de fréquentation... Mais j’ai accepté », développe Simon, « et cette rencontre a changé ma vie ».
Les deux hommes se rencontrent. Koenraad, aujourd’hui sculpteur et dessinateur, lui explique avoir ressenti une grande émotion en lisant son histoire. Simon lui assure alors que « les enfants de nazis ne sont pas coupables ». De cette rencontre et de cette phrase, qui procure un soulagement immense à Koenraad, est née une réelle amitié entre les deux hommes. Simon insiste en précisant qu’ils sont plus que des amis « mais des frères ». Ils écrivent un ouvrage commun Ni victime, ni coupable, enfin libérés.
Cette amitié prend un nouveau tournant, quand le frère de Koenraad, ancien supplétif de la Gestapo, implore le pardon de Simon. Cet homme était gardien à la caserne Dossin, il a conduit la famille de Simon dans le wagon de la mort. Malade et mourant, il supplie Simon. « Je l’ai pris dans mes bras, et je lui ai pardonné, raconte Simon. Ce geste n’a pas été apprécié par tout le monde, notamment dans la communauté juive, mais c’est mon affaire, c’est en mon nom personnel. Je n’ai pas pardonné à tous les nazis, mais à celui qui se repend. Ce pardon m’a fait du bien, ça m’a guéri de mon statut de victime ».
"En refusant, j’aurais maintenu la haine des deux côtés et la haine est une maladie. Je n’ai jamais eu de haine, la haine ne ramène pas les êtres chers".
En 2020, Simon et Koenraad ont reçu le titre de Docteur honoris causa des Universités libres de Bruxelles. « Leur amitié improbable est un symbole de paix », ont assuré des responsables universitaires.
Relayée, l’histoire de Simon parvient aux oreilles d’un chef d’orchestre et compositeur : Howard Moody. Il contacte Simon et lui propose de s’inspirer de sa vie pour composer un opéra, de son arrestation en 1943 à son récent pardon à un ancien nazi. _« Je lui ai répondu 'Merci Monsieur', mais je n’y croyais pas tellement... Un opéra sur mon histoire... Mais il l’a fait !_ »
Simon en parle encore émerveillé et incrédule. Il est invité en Angleterre pour assister aux représentations, « Je l’ai même vu à la chambre des communes à Londres, Theresa May a cité mon nom ! Mais je n’ai pas demandé tout ça ! ». Et, plus significatif encore pour ce rescapé belge, l’opéra est diffusé à Bruxelles, à La Monnaie. « On l’a joué, 5-6 fois, j’étais chaque fois-là... Un pur chef d’œuvre, musicalement, philosophiquement. C’est une contribution majeure à la lutte contre le fascisme, le racisme et l’antisémitisme dont j’ai été victime. »
Ce n’est pas le seul épisode musical qui jalonne la vie de Simon Gronowski. Par hasard ou presque, il en vient à jouer avec un cinéaste qu’il admire, et qui comme lui, aime le Jazz : Woody Allen. Interviewé par un journaliste américain, il annonce qu’il rêve de jouer avec le cinéaste. Quelques jours après cette parution, il est contacté par Woody Allen, il reçoit des billets d’avion, direction Manhattan. « J’ai donné un concert avec lui... C’était un des plus beaux jours de ma vie ! Et c’est également un miracle, vous êtes d’accord ? ». Les deux hommes se sont retrouvés l’année dernière à Bruxelles, pour jouer de nouveau ensemble « Et pour une fois je n’ai pas fait de fausses notes », ajoute-t-il, mutin.
Simon aime répéter que sa « vie est faite de miracles ». Ils continuent de se réaliser grâce à la musique. En discutant avec une journaliste du New York Times en 2020, il explique adorer le groupe américain de jazz Tuba Skinny, « Ils jouent la musique que j’aime, dans le style des années 1920 –1930, qu’on appelle style Nouvelle-Orléans ». La journaliste contacte le groupe, et une nouvelle collaboration naît entre Simon et les musiciens. Situation sanitaire oblige, ils ont joué récemment ensemble « par Zoom. J’ai joué avec un orchestre qui se trouve à 8 000 km de chez moi, si ce n'est pas un miracle ! », s’étonne-t-il. Son enthousiasme est communicatif.
Toujours confiné à Bruxelles, Simon Gronowski marque une pause dans ses concerts improvisés. La fenêtre reste fermée, « parce qu’il fait trop froid ». Mais que ses voisins, se rassurent, il est décidé à reprendre ses interprétations au printemps. En attendant, Simon a à cœur de faire passer un message en cette période sanitaire difficile :
"Je conseille aux gens de garder toujours espoir et de lutter pour le bonheur. Moi je suis profondément heureux, je vous le dis".