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Publié le 3 mai dans L'Express
Gilbert Collard tweetant qu'un décret autoriserait l'euthanasie des personnes âgées, Edgard Morin soutenant la thèse farfelue de Luc Montagnier, Michel Onfray estimant que Didier Raoult est victime d'une cabale de ceux qui voudraient se faire de l'argent avec un coronavirus... L'épidémie de Covid-19 a confirmé que le conspirationnisme était lui aussi très contagieux, et n'épargnait pas les responsables politiques ou les intellectuels.
Directeur de Conspiracy Watch, observatoire du conspirationnisme, le politologue Rudy Reichstadt est l'un de nos meilleurs spécialistes du sujet. Il a récemment publié L'Opium des imbéciles (Grasset), dans lequel il analyse "la très prospère économie du complotisme", qu'on aurait tort de prendre à la légère. Dans un long entretien accordé à L'Express, il déconstruit ces discours fallacieux véhiculés par des figures proéminentes.
L'Express : Votre site Conspiracy Watch vient d'épingler Michel Onfray, en dénonçant des "accents soraliens" dans son traitement du Covid-19. Pourquoi ?
Cela fait maintenant plusieurs années qu'Onfray succombe périodiquement à une vision conspirationniste du monde, qu'il en adopte la phraséologie, dénonçant par exemple en Emmanuel Macron tantôt un "pion" du "système", tantôt le "chef de l'Etat profond". Il vient ainsi de lancer une nouvelle revue souverainiste, à laquelle Didier Raoult a annoncé son ralliement, aux côtés notamment de l'économiste Jacques Sapir - qui anime une émission sur le média gouvernemental russe Sputnik - et de Jacline Mouraud, une hypnothérapeute arrivée sous les feux des médias au tout début du mouvement des Gilets jaunes et qui s'était illustrée auparavant sur les réseaux sociaux par des allusions aux "chemtrails", du nom de cette théorie du complot selon laquelle les traînées blanches laissées dans le ciel par le passage des avions seraient en réalité des épandages de produits chimiques...
D'autres intellectuels vous ont-ils paru verser dans le conspirationnisme durant cette crise sanitaire ?
Outre le soutien apporté par Edgar Morin aux propos extravagants du Pr Montagnier, il y a une forme plus sophistiquée de conspirationnisme qu'illustrent assez bien les sorties de Giorgio Agamben. Fin février, le philosophe italien a parlé de l'épidémie comme d'une invention, un prétexte pour instaurer un "état d'exception" et limiter nos libertés. Le confinement servirait à contrôler nos corps, dans la perspective des thèses de Michel Foucault sur le "biopouvoir". Agamben ne semble même pas envisager la possibilité que ces mesures temporaires puissent manifester un authentique souci de la vie humaine. Or, en déclarant l'état d'urgence sanitaire, le gouvernement a fait passer "la vie avant les profits" pour reprendre le slogan que martèle l'extrême gauche depuis des décennies. Pourquoi ne pas se réjouir de cette situation ? On a appris que d'autres épidémies, comme la grippe asiatique ou celle de Hong-Kong, qui n'avaient pas marqué la mémoire collective, ont fait des dizaines de milliers de morts en France en 1957 et en 1968. On pourrait accueillir comme un progrès le refus d'assister, sans rien tenter, à la mort de nos proches, des plus fragiles en particulier. Mais certains préfèrent y voir une expérimentation à grande échelle de nouveaux dispositifs coercitifs. Dans une interview datée du 22 avril, Agamben, ne craignant pas de verser dans les analogies les plus douteuses, persiste et signe, dénonçant l'avènement d'un "nouveau despotisme" qui, dit-il, "excède de très loin toute forme de contrôle exercée sous des régimes totalitaires comme le fascisme et le nazisme." Nous sommes là dans l'idéologie la plus pure, au sens qu'Arendt donnait à ce mot : la logique implacable d'une idée, sans aucun égard pour les faits.
Chez les politiques, le champion incontestable de la propagation de théories complotistes se nomme Gilbert Collard...
Le 24 mars, Gilbert Collard a publié une vidéo qui est, de toute l'histoire de sa chaîne YouTube, celle qui a été la plus consultée et cela en seulement deux jours de temps. L'eurodéputé d'extrême droite y donne lecture d'un texte faisant écho à des accusations qui circulent alors depuis plusieurs jours sur les réseaux sociaux, attaquant bille en tête Agnès Buzyn et son mari Yves Lévy, laissant entendre qu'ils ont sciemment écarté un traitement efficace et peu coûteux - la fameuse chloroquine - et joué avec la santé des Français pour enrichir les laboratoires. Il participe ainsi de l'installation d'une dramaturgie manichéenne, profondément populiste, dans laquelle on aurait d'un côté le "peuple", les "petits", et un Didier Raoult érigé en véritable homme providentiel, et de l'autre les méchants de l'histoire : des imposteurs, perclus de conflits d'intérêts en raison de leurs "liens", y compris les plus ténus, avec l'industrie pharmaceutique. Quoi qu'on pense par ailleurs de la chloroquine, cette représentation des choses est trompeuse. Ceux qui la promeuvent se gardent bien de souligner que l'hydroxychloroquine est commercialisée, sous le nom de Plaquenil, par Sanofi. Ils taisent le fait que le Pr Raoult est tout sauf quelqu'un d'isolé, comme il le reconnaît d'ailleurs volontiers lui-même. Il s'exprime librement dans les médias, a tenu une chronique dans Le Point pendant des années, et le président de la République est même venu lui témoigner la considération des pouvoirs publics en lui rendant visite, à Marseille, jusque dans son bureau ! On a le droit de croire que le traitement qu'il préconise fonctionne comme on a le droit de s'interroger, en l'absence de tout essai clinique concluant, sur la balance bénéfices-risques d'une autorisation générale de prescrire de l'hydroxychloroquine, une molécule connue pour ses effets secondaires en matière de troubles cardiaques. Nous avons tous envie de croire à la "bonne nouvelle" du Pr Raoult et l'on envisage toujours avec bienveillance ceux qui nous redonnent espoir. Or, exprimer des doutes à l'endroit de l'hydroxychloroquine, comme l'a fait par exemple le Pr Karine Lacombe, vous fait immédiatement passer auprès de certains pour un agent de "Big Pharma", ce qui confine au délire.
Gilbert Collard s'est à nouveau illustré le 2 avril en tweetant qu'un "décret du 28 mars autorise l'euthanasie pour se débarrasser des vieux qui encombreraient l'hôpital". Cette accusation est apparue sous une première forme le 1er avril sur le site d'une radio corse, dans la bouche d'un médecin par ailleurs militant indépendantiste. Le lendemain, sur Radio Shalom, un médecin généraliste allait dans le même sens. Le soir même, le député UDI Meyer Habib dénonçait un "permis légal d'euthanasier en France" et rendait publique une lettre adressée en ce sens à Olivier Véran. La rumeur d'une autorisation discrète de l'euthanasie par la possibilité laissée aux médecins de prescrire du Rivotril, un antiépileptique aux vertus sédatives pouvant avantageusement remplacer un autre sédatif dont l'approvisionnement était alors sous tension, a ensuite été reprise sur Sud Radio par André Bercoff et Serge Rader, un pharmacien à la retraite connu pour son militantisme anti-vaccinal. Elle l'a été par la suite par le directeur du Média, Denis Robert. Tous suggèrent ou affirment sans ambages que ce décret sert à "achever" les personnes âgées dans les Ehpad alors qu'il s'agit en réalité d'apaiser la souffrance de patients en fin de vie pour lesquels il n'y a plus de traitement curatif.
Enfin, Gilbert Collard, mais aussi Julien Odoul ou Jean-Yves Le Gallou, ont relayé triomphalement à la mi-avril les propos de Luc Montagnier selon lesquels le virus du Covid-19 aurait été fabriqué dans un laboratoire. Quelques jours plus tôt, Marine Le Pen avait ménagé sa base sympathisante, majoritairement acquise à la thèse d'un virus fabriqué, en disant qu'elle n'avait "aucune opinion sur le sujet" et que le fait de s'interroger était "une question de bon sens". Comme si les innombrables déclarations de scientifiques excluant une telle hypothèse depuis des semaines pouvaient être tout simplement balayées d'un revers de la main.
Il faut dire que la Chine, qui est loin d'être une démocratie transparente, est un terrain de jeu idéal pour les complots...
C'est vrai. Le régime de Pékin ne brille ni par son respect des droits de l'homme, ni par sa transparence. Il a rejeté les demandes répétées de l'OMS de participer à l'enquête en cours sur l'origine du virus. On a toutes les raisons de ne pas prendre pour argent comptant les déclarations d'un gouvernement non démocratique et qui cherche de toute évidence à masquer sa part de responsabilité dans l'émergence de cette pandémie. Rappelons que la diplomatie chinoise a essayé de faire diversion, dès le 13 mars, lorsque son porte-parole officiel a recommandé publiquement les articles d'un site notoirement complotiste suggérant que le virus aurait été introduit en Chine par l'armée américaine.
Cela étant dit, il faut préciser que postuler que ce virus a été fabriqué par des humains - ce que tout ce que nous savons réfute catégoriquement - n'est pas la même chose que d'envisager que ce virus, d'origine naturelle, aurait été étudié dans un laboratoire et que du fait d'une défaillance de sécurité, il aurait contaminé un laborantin : ce second scénario, même s'il n'est pas aujourd'hui étayé, n'est pas absurde. Mais l'idée d'un virus fabriqué implique nécessairement que, pour d'obscures raisons, les scientifiques du monde entier nous mentiraient. Il faut bien comprendre que les complotistes ne désarmeront pas sur ce point car leur propagande a un besoin absolument crucial que ce virus soit artificiel. Sans cela, ils ne pourraient pas attribuer un événement aussi dramatique à l'action malveillante de ceux qu'ils désignent pour cibles. Le complotisme est toujours un discours d'accusation qui fait feu de tout bois. Le gouvernement chinois a intérêt à se décharger de toute responsabilité en soufflant sur les braises du complotisme ; le régime iranien, qui parle à travers ses médias d'un "virus made in Rothschild", a intérêt à pointer du doigt Israël et les Etats-Unis, tout comme les antisémites en profitent pour attaquer George Soros, Jacques Attali ou Agnès Buzyn et son époux. Il est presque fatal que les sphères extrémistes relaient cette théorie du complot.
Cela vous a-t-il choqué que Pascal Praud accueille Luc Montagnier dans son émission sur CNews, sans aucun contradicteur scientifique sérieux ?
Il y avait Laurent Joffrin dont le scepticisme ostensible invitait à relativiser le sérieux qu'il convenait d'accorder aux propos du Pr Montagnier. Ce dernier a d'ailleurs reconnu à mots couverts qu'il n'avait pas travaillé sur ce virus dans un laboratoire mais simplement derrière son écran d'ordinateur. Nous avons été les premiers à souligner que les deux sources sur lesquelles s'appuyait Montagnier étaient, d'une part, une étude indienne mise en ligne sur un site de pré-publication et retirée en raison de ses approximations, d'autre part le texte d'un "chercheur indépendant", Jean-Claude Perez, publié dans une revue confidentielle inconnue du monde de la recherche. Perez estime avoir depuis de nombreuses années découvert un "langage caché" du génome humain. Le problème est que cette thèse n'a jamais été validée scientifiquement...
Connue pour ses positions questionnant les vaccins, l'eurodéputée EELV Michèle Rivasi a émis des doutes sur le vaccin tant attendu contre le Covid-19. "Souhaitons que les laboratoires pharmaceutiques ne s'enrichissent pas avec" a-t-elle écrit...
Oui, Michèle Rivasi, connue de longue date pour ses positions très controversées sur les vaccins, et qui devait faire une conférence en mars avec Henri Joyeux, finalement annulée, fait peser une présomption de malveillance sur toute l'activité pharmaceutique. Comme si un laboratoire privé, parce que son modèle économique consiste à dégager des profits sur le développement et la vente de médicaments, était engagé dans une entreprise par définition immorale. C'est comme si l'on disait que les maisons d'édition, qui font des profits sur la publication de la connaissance et des idées, se livraient à une activité éthiquement injustifiable. Mais le plus problématique n'est pas là. Il est dans l'ambiguïté, pour ne pas dire autre chose, des interventions régulières de cette eurodéputée par rapport à la vaccination, dans un contexte de défiance très forte d'une partie du public à l'égard de la parole scientifique. Ce n'est pas ce que l'on peut attendre d'un élu ayant le sens des responsabilités. La complaisance d'une partie du camp écologiste avec ce genre de thèses est consternante.
La 5G a suscité un flot de théories conspirationnistes. Comment arrive-t-on intellectuellement à associer un réseau de téléphonie mobile à un virus ?
De la même manière qu'il y a une coïncidence géographique entre l'épicentre de l'épidémie de coronavirus, Wuhan, et la présence dans cette ville d'un laboratoire de haute sécurité biologique, il y a une coïncidence disons "temporelle" entre le déploiement de la 5G et l'apparition de cette maladie. La tentation est forte, chez ceux qui militent contre les ondes électromagnétiques, de dénoncer un lien, pourtant inexistant jusqu'à preuve du contraire, entre la 5G et la pandémie de Covid-19. Entendons-nous bien : il est parfaitement légitime de s'interroger sur la nécessité de nous équiper en 5G et de considérer que nous n'en avons pas besoin, le gain représenté par cette technologie n'ayant rien de forcément évident. C'est autre chose que de prétendre que les ondes, pour lesquelles existent des normes d'émission, auraient des conséquences néfastes sur la santé. L'électro-sensibilité n'a jamais été prouvée scientifiquement. Ce qui existe bel et bien en revanche, c'est l'électrophobie : des milliers de personnes croient dur comme fer à la réalité d'un lien entre les ondes électromagnétiques et des troubles sur la santé - comme d'autres, parfois les mêmes, croient à l'efficacité de l'homéopathie.
Avec cette crise, Bill Gates a remplacé George Soros comme premier réceptacle des théories du complot. Comment l'expliquez-vous ?
Cela fait de nombreuses années que Bill Gates est très violemment attaqué sur les sites conspirationnistes qui le caricaturent sous les traits d'un homme maléfique assoiffé de pouvoir et poursuivant des objectifs criminels. Dès le mois de janvier, Gates a été accusé d'être derrière l'épidémie de coronavirus. C'est une cible de choix car, d'abord, il est connu de tous. Il fait aussi partie de ceux qui avaient averti depuis plusieurs années des risques d'une pandémie de ce type, ce que certains ne lui pardonnent manifestement pas. Et puis, contrairement à la plupart des milliardaires, Gates a décidé d'affecter l'essentiel de sa fortune personnelle à sa fondation philanthropique pour financer des programmes de lutte contre l'extrême pauvreté ou prévenir les maladies infectieuses. Il a indéniablement permis de sauver un nombre considérable de vies humaines. Cela non plus, on ne le lui pardonne pas.
Le paradoxe ici, est que, si des individus comme Bill Gates ou George Soros avaient décidé de rester au bord de leur piscine à siroter des cocktails, ils n'auraient jamais cristallisé une telle haine sur leurs personnes. Leurs fortunes colossales, qui dépassent de loin les PIB annuels de plusieurs petits Etats en voie de développement, font peur. Elles posent la question de savoir si un homme seul peut concentrer dans ses mains autant de puissance et, en un sens, ils incarnent le système économique dans sa démesure. Reste qu'il est très injuste de reprocher à Gates ou à Soros d'essayer d'améliorer le monde dans lequel ils vivent. Le pessimisme anthropologique qui anime leurs accusateurs les rend incapables de concevoir que de tels comportements ne cachent pas quelque intention diabolique.
Pour conclure : alors qu'on pouvait naïvement penser au début de l'épidémie que la science et les faits reprenaient une place prépondérante quand des vies sont en jeu, c'est l'inverse qui s'est produit...
Il était prévisible que cette épidémie, comme toutes celles qui l'ont précédée, suscite des théories du complot. Dans un contexte d'angoisse pour l'avenir et de très forte incertitude, beaucoup essaient d'avoir l'illusion de maîtriser les événements en s'accrochant à des croyances, quelles qu'elles soient. De ce point de vue, une théorie du complot est très efficace : elle permet de circonscrire la menace, de se rassurer en se disant qu'il suffirait de neutraliser une poignée d'individus malveillants pour régler les problèmes auxquels nous sommes confrontés. Mais les croyances complotistes ne font pas que nous consoler. Elles nous apaisent, intellectuellement parlant. La disponibilité permanente à de nouvelles informations venant potentiellement bouleverser tout ce que l'on tenait pour établi peut rapidement devenir épuisante. En clôturant le champ du questionnement, la croyance nous libère d'une véritable "charge mentale". Que l'on croit que ce nouveau virus est une arme biologique fabriquée en laboratoire, un châtiment divin ou une vengeance de la Nature, cela permet dans tous les cas de stabiliser la représentation que nous nous faisons de la réalité. Et donc de laisser un peu de répit à notre esprit.