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Published on 6 November 2018

InterviewCrif - Françoise Ouzan : "Les Américains juifs sont effondrés après le massacre de Pittsburgh"

Marc Knobel, Directeur des Etudes au Crif s’entretient avec l’historienne Françoise Ouzan (1), directrice de recherche au Goldstein-Goren Diaspora Research Center de l’université de Tel Aviv, sur l’antisémitisme aux Etats-Unis. Françoise Ouzan vient de publier « How Young Holocaust Survivors Rebuilt their Lives : France, the United States, and Israel » (Indiana University Press, 2018).

Question : En 2010, nous vous sollicitions pour parler d’un sujet délicat et inquiétant, la montée de l’antisémitisme aux États-Unis. Finalement, en décembre de la même année, nous avions publié pour le dix-huitième numéro de la Collection des Etudes du Crif votre texte de 64 pages (1), intitulé «Manifestations et mutations du sentiment anti-Juif aux États-Unis. Entre mythes et représentations.» Dans l’étude très intéressante et plutôt innovante, vous disiez que les Juifs, dont le succès aux Etats-Unis est si spectaculaire, n’ont pas toujours été les bienvenus dans ce pays. C’est-à-dire ?

Françoise Ouzan : Comme il ne s’agit pas ici de résumer l’étude que j’ai rédigée, je me contenterai de citer le premier exemple d’un rejet du judaïsme qui trouve aujourd’hui un écho dans l’Amérique. Rappelons-le mépris que Peter Stuyvesant, le gouverneur de la colonie d’Amsterdam (l’actuel New York) avait manifesté en 1654, à l’égard des vingt-trois réfugiés juifs de Recife que pourchassait l’Inquisition et qui avaient été recrutés par la Compagnie des Indes occidentales pour développer le commerce le long du fleuve Hudson. C’est seulement sur l’injonction formelle de cette dernière que ceux qu’il considérait comme « les tueurs du Christ » devinrent les premiers Juifs du Nouveau Monde. L’antijudaïsme, socle de l’antisémitisme, qui caractérisait la réaction du fameux gouverneur réapparaît aujourd’hui aux Etats-Unis, au lycée ou dans les universités américaines, où la parole s’est déliée depuis que Donald Trump est devenu président. Des accusations du type «Vous les Juifs, vous avez tué le Christ» ont été rapportées par des parents d’élèves et recensées par l’Anti-Defamation League.    

 

Question : Certains balaient d’un revers de manche la question du «nouvel antisémitisme» dans les États-Unis d’aujourd’hui ? Pourtant, le nombre d’actes antisémites recensés par l’Anti-Defamation League a augmenté de 57 % entre 2016 et 2017. Qu’en pensez-vous ?

Françoise Ouzan : Il y a aujourd’hui une résurgence de l’antisémitisme dont certaines manifestations, enflammées par les discours des tenants de l’extrême droite militante rappellent de façon effroyable l’expression de sentiments anti-juifs dans les années 1930, 1940 et 1950 où les Juifs étaient accusés d’être déloyaux et âpres au gain. Ce qui peut être qualifié de «nouveau» est l’influence que connait un mouvement qui était jusque-là resté dans l’ombre et qui était essentiellement actif sur l’internet. S’il n’est guère aisé de donner une définition rigoureuse de ce mouvement et d’évaluer le nombre de ses adhérents, il est possible de dire que son idéologie est un mélange de populisme et de nativisme et que ses éléments les plus radicaux sont des suprématistes et antisémites qui évoquent la suprématie de la pureté ethnique de la race blanche. Ils demandent un changement radical aux Etats-Unis qu’ils considèrent être sous l’influence des sionistes (Zionist Controlled Government ou ZOG). La ferveur suprématiste et antisémite déclenchée peu après l’élection de Trump à la Maison Blanche (on a entendu des «Hail Trump ! Hail our people !»), a culminé dans la manifestation orchestrée par des néo-nazis, des membres du Ku Klux Klan et de la droite radicale à Charlottesvillle, en Virgine, le 12 Août 2017. Sur les posters qui circulaient avant cette manifestation, on pouvait lire : «Unir la droite», «En finir avec l’influence des Juifs», tandis que des pancartes néonazies étaient rassemblées avant la parade ostentatoire. La foule fiévreuse scandait «Les Juifs ne nous remplaceront pas !».  Une jeune femme, parmi ceux qui s’opposaient à cette manifestation trouva la mort accidentellement. En présence de ce scénario cauchemardesque, comment ne pas se souvenir avec effroi des publications antisémites de Henri Ford dans les années 1920 et notamment «The Dearborn Independent», qui publia des extraits des Protocoles des Sages de Sion, document apocryphe, en répandant l’idée d’un «Juif international», qui serait partout, n’ayant pas de pays propre. Comment ne pas entendre résonner le martèlement assourdissant des syllabes haineuses du père Charles Coughlin, qui, dans les années 1930, avertissait sur les ondes radiophoniques des risques d’une conspiration juive contre l’Amérique chrétienne.

Aujourd’hui, les Protocoles des Sages de Sion circulent toujours, aux Etats-Unis et ailleurs, alimentant les accusations complotistes d’un lobby juif tout puissant tirant les ficelles de l’Amérique. A ces manifestations haineuses et sournoises s’ajoutent les exhortations anti-juives provenant d’Imams de plusieurs mosquées et les sermons de Louis Farrakhan, leader du mouvement Nation of Islam contre les « Juifs de Satan ».  

 

Question : Comme ailleurs dans le monde, l’antisionisme est-il devenu l’axe principal des représentations anti-juives, notamment dans les universités américaines ? Pourriez-vous en décrire les manifestations, mal connues dans notre pays?

Françoise Ouzan : Il faut d’abord rappeler que la grande majorité des Américains n’est pas antisémite. Un sondage de 2016 sur la perception des groupes religieux (Pew Poll) montrait que les Juifs forment le groupe le plus admiré aux Etats-Unis. Cette attitude positive se traduit par une perception généralement favorable d’Israël. Bien sûr, des exceptions existent chez certains groupes ethniques. Par exemple, le groupe «Black Lives Matter» qui penche du côté de la gauche progressiste, s’est lancé dans la délégitimation d’Israël qu’il accuse d’être un Etat «d’apartheid» conduisant selon lui au «génocide» des Palestiniens. Des slogans propagandistes qui tentent de pénétrer les campus américains de façon plus ou moins sournoise. Si la grande majorité des quelques 4000 universités ou établissements universitaires ne sont pas le lieu d’activités antisémites, de tels antagonismes ont lieu dans quelques universités sur la côte Est comme sur la côte Ouest. Parmi les formes que ces actions prennent, rappelons le mouvement BDS, engagé dans le boycott d’Israël et la condamnation de tout discours interprété comme sioniste. Dessvastikas ont été vus sur les portes des groupes juifs Hillel ou Habad au sein de certaines universités et sur les portes de résidences universitaires.

Mais parmi toutes ces manifestations haineuses, les plus efficaces et les mieux organisées proviennent du mouvement BDS dont l’objectif est sans équivoque de parvenir à la destruction de l’Etat d’Israël, tandis que dans certaines universités, comme à Claremont, en 2016, se créent des groupes propalestiniens qui tentent d’intimider les étudiant juifs en apposant des notices d’éviction sur les portes de leur résidence universitaire. Ce fut le cas à Harvard, à l’université de New York et d’autres encore. En somme, certains campus américains sont devenus le théâtre d’un antisionisme chronique et de manifestations anti-juives protéiformes.       

 

Question : Nous en venons à l’attentat de Pittsburgh. Quel est votre sentiment ? Votre inquiétude ? Les mouvementssuprématistes blancs et les néonazis ont-ils pour cible première les Juifs ?

Françoise Ouzan : Le carnage de Pittsburgh, le plus grand massacre d’Américains juifs aux Etats-Unis a déclenché de nombreuses inquiétudes et en a confirmé d’autres. Le migrant a été transformé en une figure du mal et l’agence juive HIAS a été visée et rendue coupable de favoriser leur entrée aux Etats-Unis, comme je l’ai évoqué dans une tribune du site Le Monde.  Il est possible de conclure que si les Juifs ne sont pas la seule cible, ils sont certainement une cible essentielle, voir « existentielle » pour les suprématistes, pour les membres militants de l’Alt Right et pour les néo-nazis qui ne tolèrent pas le penchant des Juifs pour le multiculturalisme. Les Juifs aux Etats-Unis en viendront sûrement à normaliser l’anormal, en installant de lourds services de sécurité devant chaque lieu de culte, chaque institution, bref une pratique que l’Europe connaît, mais qui, aux Etats-Unis était encore jusqu’ici ponctuelle, comme le montre l’exemple de Boca Raton, en Floride, où une forte sécurité s’est imposée en 2017.

 

Question : Les Juifs américains sont-ils inquiets ?

Françoise Ouzan : Les Américains juifs sont effondrés après le massacre de Pittsburgh le 27 octobre 2018, à l’office religieux du chabbat, le samedi matin. Je préfère l’appellation «Américains juifs» car l’identité américaine a le plus souvent priorité sur l’identité juive, hormis pour les Juifs orthodoxes qui sont entre 8 à 10 pour cent. Je terminerai sur une note d’espoir que m’inspire l’initiative de NBC qui a diffusé sur les ondes américaines le Kaddish, la prière juive des endeuillés, pour les victimes de l’attentat, entonné par le « Hazan » Ari Schwartz, officiant de la synagogue de Park Avenue à New York. Une telle initiative n’est pas courante. Elle fait probablement écho à la décision de la rédaction de la Pittsburgh Post Gazette, le journal le plus important de la région métropolitaine en Pennsylvanie qui, le 2 novembre, titrait en première page, en hébreu, les premiers mots du Kaddish, la prière récitée pour les 11 victimes juives : « Que ton Grand Nom soit glorifié et sanctifié ». Il s’agit là d’une émouvante reconnaissance de l’intégration des Juifs aux Etats-Unis, de leur acceptation sociale qui s’est faite progressivement, en particulier à partir du milieu des années 1960, au moment du réveil ethnique de l’Amérique. Chez ces 11 victimes, les Etats-Unis ont vu des Américains arrachés à la vie alors qu’ils pratiquaient leur religion. Rappelons qu’avoir une religion est un signe d’américanité.

Mais au-delà de ce signe de compassion, l’inquiétude d’observateurs tels qu’Alvin H. Rosenfeld, directeur de l’Institut de recherche sur l’antisémitisme de l’université de l’Indiana doit être entendue. Dans un article daté du 4 novembre publié dans Haaretz, il déclare que jusqu’à l’attentat haineux sans précédent de Pittsburgh où un assaillant armé a hurlé «tous les Juifs doivent mourir», les Juifs aux Etats-Unis n’étaient pas en danger, en comparaison de ceux d’Europe, mais que, désormais, cette situation a changé.

Notes :

  1. Pour consulter l’étude de Françoise Ouzan, dix-huitième numéro de la collection des Etudes du Crif:

    http://www.crif.org/sites/default/fichiers/images/documents/Etudes%20du%20Crif%20N%C2%B018.pdf

  2. Françoise Ouzan est agrégée d’anglais, Docteur en histoire de l’université Paris I-Panthéon -Sorbonne, Françoise Ouzan est actuellement directrice de recherche au Goldstein-Goren Diaspora Research Center de l’université de Tel Aviv, après avoir été Maître de Conférence à l’université de Reims-Champagne -Ardenne et déléguée en tant que chercheur par le CNRS au centre de Recherche Français de Jérusalem.

    Ses principaux ouvrages sont les suivants :

Ces Juifs dont l'Amérique ne voulait pas (Complexe, 1995), Histoire des Américains juifs, de la marge à l’influence (André Versaille, 2008) ; De la mémoire de la Shoah dans le monde juif (codirigé avec Dan Michman, CNRS éditions, 2008) et un roman historique, Demain, nous partons (Bibliophane, 2007). Elle a participé au Dictionnaire de la Shoah (Larousse 2009) et au documentaire « La vie après la Shoah » par Francis Gillery, 2009. Elle est également l’auteur d’une étude du Crif : Manifestations et mutations du sentiment anti-juif aux Etats-Unis, entre mythes et représentations (Voir note numéro 1).

Elle a aussi codirigé deux volumes intitulés Holocaust Survivors: Resettlement, Memories, Identities (New York, 2012) et Postwar Jewish Displacement and Rebirth ( Boston, 2014, paperback : 2016). 

Son ouvrage le plus récent : How Young Holocaust Survivors Rebuilt Their Lives: France, The United States, and Israel (Bloomington, Indiana University Press, 2018) dans la collection "Studies in Antisemitism".